Dans "Vieille Peau", l'autrice Fiona Schmidt s'attaque à l'âgisme qui condamne les femmes à la péremption
Par Garance Fragne Publié le 05/08/2023 à 08:04
Fiona Schmidt
Dans son livre "Vieille Peau" sorti en mai 2023, l'autrice féministe écrit sur une discrimination encore ignorée : l'âgisme. En 300 pages ultra documentées, Fiona Schmidt dissèque la vieillesse et lui donne une nouvelle peau. L'essayiste se confie sur son rapport au temps et analyse celui de la société qui fait disparaitre les femmes de plus de 50 ans des écrans, hypersexualise les petites filles et qui ne regarde pas de la même manière les femmes et les hommes d'un certain âge.
Sommaire
Justice pour les vieilles peaux
À un certain âge, les femmes passent à la trappe
Fiona Schmidt, future vieille dame révoltée
Les femmes vieillissent, les hommes mûrissent
Âgisme et relations amoureuses
Mauvaise perception des personnes âgées
"Ne serait-il pas temps d’écouter ce que veulent les vieilles, mais aussi de nous demander ce que nous voulons pour nous quand nous serons nous-mêmes vieilles ?". Fiona Schmidt, autrice et journaliste, a publié en mai 2023 Vieille Peau(Éd. Belfond). Dans ce livre intime et féministe, l’essayiste de 41 ans décortique le phénomène d’âgisme sous toutes ses coutures sexistes.
Cette discrimination peu abordée représente, selon ses mots, "l’ensemble des stéréotypes, des préjugés qui sont fondés sur l’âge et qui ont une incidence sur les représentations, les comportements et le vécu de son propre vieillissement".
Justice pour les vieilles peaux
Lors d'un entretien téléphonique, elle nous en dit plus sur cette discrimination peu abordée, souvent incomprise et qui pourtant concerne tout le monde, "même les jeunes", note Fiona Scmidt.
Marie Claire : Avez-vous déjà été victime d'âgisme ?
Fiona Schmidt : Bien sûr ! En tant que femme, j’ai été âgisée très rapidement. L’âge qu’on me donnait, l'âge que j’avais l’air d’avoir, a influencé la façon dont on m’a traitée rapidement. J’ai eu une puberté précoce, à 10 ans j’avais l’air d’en avoir 15 et on me traitait comme si j’en avais 20.
Le fait d’être considérée comme une adulte alors que j’étais enfant m’a fait vieillir très tôt. Je savais que mon corps était susceptible de provoquer certains comportements chez des êtres humains adultes. J’étais donc responsable de mon propre comportement mais aussi celui de la moitié de l’humanité [les hommes, ndlr].
Qu’est ce qui vous a poussé à écrire un livre sur le sujet ?
J’ai toujours été obsédée par mon âge. J’ai grandi avec des magazines féminins comme Jeune et jolie, qui était ma bible. J’y ai appris ce qu’était "la bonne féminité". Dès 12 ans, on pouvait lire des articles sur comment mettre une crème anti-âge pour ne pas vieillir. J’ai donc rapidement intégré qu’avoir des signes de vieillissement (cheveux blancs, rides…), c’est synonyme de laideur.
J’ai aussi longtemps travaillé dans la presse féminine où la peur de vieillir est considérée comme un sujet futile. On n’est pas censée parler du vieillissement, du double standard, avant d’être soi-même concernée par l’âge. Le cap de la quarantaine m’a donné envie d’écrire ce livre, je me suis sentie enfin autorisée à m’emparer de ce sujet.
Vieille peau est le titre de votre livre, mais surtout un terme négatif pour parler des femmes âgées.
J’adore cette expression, je la trouve cool ! C’est un peu comme le mot queer qui veut dire bizarre et que la communauté LGBTQIA+ s’est réappropriée [il était à l’origine utilisé pour se moquer et juger les personnes non-hétérosexuelles, ndlr]. "Vieille peau", ça claque.
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À un certain âge, les femmes passent à la trappe
L'âgisme est particulièrement présent dans le milieu du cinéma.
À partir de 50 ans, la société nous considère vraiment comme vieille et on n'existe plus au cinéma et dans les séries [selon l’enquête annuelle de l’association des Actrices et acteurs de France associés, seuls 7% des rôles ont été attribués à des actrices âgées de plus de 50 ans, ndlr].
Les comédiennes concernées sont reléguées à des rôles secondaires et hyper caricaturaux. Elles interprètent souvent des mères, des grands-mères, ou des femmes de. Elles existent dans la sphère domestique, pour leur rôle au sein d’une famille mais elles ne sont pas aventurières, détectives privés ou plombières. Sans oublier que leur temps de parole est réduit comparé à celui des hommes.
Quasi 100% des vieilles dans les médias sont blanches, minces, hétéros, et CSP+.
Vous avez été rédactrice en chef du magazine Be. Quel regard portez-vous sur les articles à propos de l'âgisme dans les médias féminins ?
Je déteste les généralisations - et puis les médias féminins ne sont eux-mêmes pas uniformes et interchangeables. Mais quand même, globalement, je dirais que beaucoup de chemin a été fait en à peine 10 ans. À l'époque où je travaillais dans la presse féminine, les vieilles n'existaient pas, les signes du vieillissement non plus, il fallait s'en prémunir et garder l'apparence de la jeunesse le plus longtemps possible. Il ne s'agissait pas d'être "bien dans son âge" mais de ne surtout pas le paraître, même s'il était encore loin d'être canonique.
Les médias sont désormais plus inclusifs, notamment en termes d'âge, on voit davantage de cheveux blancs, de rides et de corps - un peu - éloignés des canons de beauté traditionnels, même si quasi 100% des vieilles dans les médias sont blanches, minces, hétéros, et CSP+.
Le discours porte davantage sur l'acceptation de soi plutôt que sur l'amélioration de soi. Certaines initiatives sont maladroites. Quand un magazine féminin national sort un numéro "Belle à tout âge" avec une Sharon Stone plus fraîche que jamais en couv', qu'à deux cm du titre du hors-série, "Vieillir comme je veux", il y a une pastille "médecine et chirurgie esthétique, notre guide ultime", on est au-delà de la maladresse : on est, encore et toujours dans l'injonction contradictoire.
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Fiona Schmidt, future vieille dame révoltée
Qu’est-ce que vous aimez dans le fait de vieillir ?
Je suis plus à l’aise. La femme que je deviens, objectivement, est de plus en plus cool. Elle ose prendre la parole, s’exprime en public, s'autorise à ne pas être polie. Ce livre a d’ailleurs renforcé ma confiance en moi, même si j’ai parfois comme beaucoup de personnes, le syndrome de l’imposteur.
Vieillir met à l'épreuve le sentiment de toute puissance, d'invulnérabilité, que les hommes ont.
Comment souhaiteriez-vous vieillir ?
Quand je serai une vieille dame, j’espère que je serai très indignée comme Gloria Steinem que je cite au début de mon livre - "Chère Déesse : donne-moi le courage de marcher nue à tout âge. De porter du violet et du rouge, d’être disgracieuse, indécente, scandaleuse et inconvenante jusqu’à mon dernier souffle" - et que je continuerai à aller en manifs.
J’ai envie d'être la plus révoltée possible jusqu’à la fin de mes jours. Et j’espère que je vivrai dans une communauté de vieilles féministes révoltées et inclusives qui maintiendront quand même le dialogue avec les nouvelles générations !
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Les femmes vieillissent, les hommes mûrissent
Vous écrivez : "Consciemment ou pas, pour les hommes, le plus angoissant dans la perspective de vieillir, ça n’est pas les rides ou la peur de mourir, c’est la peur de devenir une femme". C’est-à-dire d’être vus par la société comme vulnérables ?
Vieillir met à l'épreuve le sentiment de toute-puissance, d'invulnérabilité, que les hommes, davantage que les femmes, sont éduqués à éprouver dès leur plus jeune âge, et qui fait partie intégrante de la virilité.
Les auteurs qui ont construit leur oeuvre sur la peur de vieillir, comme Houellebecq, Gary, Philip Roth ou John Updike par exemple évoquent d'ailleurs moins leur hantise de la décrépitude physique que leur terreur de devenir, sexuellement et symboliquement, "impuissants", c'est à dire, littéralement, "privés de puissance".
L'idée de redevenir dépendant, d'occuper une position subalterne traditionnellement réservée aux enfants et aux femmes est une peur typiquement masculine. Les femmes aussi ont peur de vieillir, mais pas pour les mêmes raisons.
Vous constatez aussi que "l’âge fait mûrir les hommes alors qu’il fait vieillir les femmes". Qu’est ce qui vous agace le plus dans ce double standard ?
Beaucoup de choses. Le fait que les rides, les cheveux blancs soient considérés comme des signes de laisser aller, de négligences chez les femmes mais que ça peut être un atout de séduction ou un non-sujet chez les hommes, c’est très agaçant.
Être perçue plus vite comme une senior, ça a aussi forcément une conséquence sur la recherche d’emploi, donc la vie économique. Mais ce ne sont que des exemples parmi tant d’autres.
Ce double standard, comme vous le démontrez dans l'une de vos dernières publications Instagram à propos de Robert De Niro et Al Pacino à nouveau pères après 70 ans, se retrouve dans la perception différente de la parentalité tardive entre les femmes et les hommes.
Un homme qui va être papa à 55 ans ça ne choque pas parce que la société estime que c’est moins important qu’un homme soit jeune pour exercer les tâches de la parentalité qu’une femme. En revanche, une mère doit être en pleine forme car la parentalité est avant tout une "histoire de femmes".
La parentalité tardive est aussi beaucoup pathologisée chez les femmes de plus de 35 ans pour qui l'on parle alors de grossesse gériatrique [étymologiquement, gériatrie vient du mot grec gerôn, qui signifie "vieillard", ndlr]. Pendant très longtemps les risques de la grossesse tardive, qui existent, ont été surévalués alors que les risques de la paternité tardive pour les hommes n’ont pas été abordés par la science et sont largement sous-estimés.
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Âgisme et relations amoureuses
Selon vous, "l’âge d’un homme n’est jamais un obstacle à l’amour". Et celui d'une femme ?
Avoir une relation amoureuse et/ou sexuelle avec une femme beaucoup plus jeune valorise un homme : c'est un indice de sa "verdeur", un terme qui ne s'emploie qu'au masculin, c'est à dire de sa vigueur sexuelle. Alors que passée la ménopause, non seulement les femmes sont désérotisées, mais en plus elles ne sont plus censées avoir d'activité sexuelle. Une femme qui a une relation avec un homme plus jeune est animalisée, on parle d'elle comme d'une "cougar", alors qu'un homme qui a une relation avec une femme plus jeune, c'est juste un homme !
La relation entre un homme plus vieux et une jeune femme est donc l'indice de la "normalité" de l'homme, la preuve de sa virilité, alors que c'est l'indice de la vénalité d'une femme, ou des problèmes qu'elle a avec son père, les fameux Daddy issues qui ne sont jamais des signes de défaillance du père, mais des problèmes psychologiques de la fille ! Bref, quel que soit le sens de l'écart d'âge important dans un couple hétéro, il est systématiquement valorisant pour l'homme, et dévalorisant pour la femme.
Dans société non âgiste chacun est libre de choisir sereinement le rythme de sa vie.
Vous racontez justement dans votre livre avoir toujours été attirée par des hommes plus vieux que vous. Et précisez que vous avez eu une relation avec votre maître de stage alors que vous n'aviez que 13 ans. Selon vous, la domination patriarcale biaise-t-elle toutes les relations avec un écart d’âge ?
Ce qui est certain, c'est que les relations de domination - physique, sociale, et symbolique en terme d'écart d'âge - entre un homme et une femme sont non seulement normalisées, mais érotisées, et ce depuis la nuit des temps, dans tous les objects culturels au sens large du terme. L'allégorie du Pygmalion et de la jeune fille naïve n'a pas disparu avec les fictions modernes, bien au contraire.
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Mauvaise perception des personnes âgées
L’âgisme participe-t-il à une certaine déshumanisation des personnes âgées dans notre société ?
Oui. D'ailleurs dans les Ehpad plus de 8 résidents sur 10 sont des femmes. On a beaucoup parlé des maltraitances dans les Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes sans dire que ces maltraitances concernent principalement les femmes.
Est ce que pour vous la façon dont on traite les petites filles et la façon dont on traite les femmes âgées est une sorte de miroir ?
On traite les vieux et les vieilles comme des mineurs. Dans ma propre famille, les enfants sont un peu traités comme les vieux, on ne les écoute pas. Et on est aussi autoritaire avec les vieux. Ma mère je l’ai déjà entendue dire à ses propres parents de ne pas manger trop de sucre, d’aller se coucher, de faire attention à l’escalier…
On considère que le vieillissement est forcément une incapacité, un handicap. On ne considère pas que le vieillissement est une évolution normale mais une régression, un déclin.
À quoi ressemblerait être vieux ou vieille dans une société non patriarcale ?
On arrêterait de s’excuser d'être vieux, on arrêterait de pathologiser la vieillesse. Elle serait considérée comme une étape de la vie comme les autres avec ses inconvénients et ses avantages. Les caractéristiques intrinsèques du vieillissement qui est quand même un ralentissement du corps - même quand on reste en forme - seraient acceptées. Les règles de la société productiviste et ultra capitaliste n’existeront plus. On sera ok avec le fait de prendre des pauses, d’être contemplatif.
Une société non âgiste est une société où chacun est libre de choisir sereinement le rythme de sa vie.
Souhaiteriez-vous que l’âge ne soit plus une manière de se présenter ?
Ce que je voudrais surtout, c'est que l'âge ne soit plus lié à toutes ces représentations qui sont des formes d'injonctions sociales, comme c'est le cas aujourd'hui. Demander à quelqu'un son âge et ce qu'elle ou il "fait dans la vie", c'est une façon de vérifier si ce qu'elle ou il est et ce qu'elle ou il fait est en conformité avec les normes de sa classe d'âge, dans une perspective capitaliste.
Car "ce qu'on fait dans la vie" ne s'entend pas en terme de passions ou de talents, mais toujours en terme économique : "Comment gagnes-tu ta vie ?", en d'autres termes. Or la façon dont on paie ses factures à la fin du mois à un âge donné ne dit rien de la personne que l'on est : tout le monde n'a pas la chance d'exercer un "métier qui a du sens".
Que dire aux jeunes femmes d’une vingtaine d’années qui ont peur de vieillir ?
Je leur dirai d’affronter leur peur, de se renseigner sur l'âgisme pour sortir du déni. Même les féministes ne s'y intéressent pas. C’est une discrimination invisible dans la société et on devrait tous s’y intéresser comme on devrait déconstruire dès le plus jeune âge nos préjugés racistes, LGBTphobes…
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