Comment lutter contre le sexisme dès la primaire ?
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il y a 2 heures
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Par Camille Wernaers pour Les Grenades
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Un accord de coopération a été approuvé en dernière lecture le 12 juillet dernier par les gouvernements de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de Wallonie, et de la Commission communautaire française en vue de généraliser l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS) dans l’enseignement ordinaire et spécialisé.
Grâce à un financement total de plus de 4,8 millions d’euros par an, les centres de planning familial de Wallonie et de Bruxelles deviendront les principaux opérateurs pour assurer les animations minimales, que cet accord rend obligatoires dans les écoles pour tous les élèves en 6e primaire et 4e secondaire, et ce dès cette rentrée scolaire 2023.
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L’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle à l’école est officiellement obligatoire depuis 2012 dès la maternelle dans notre pays, mais sur le terrain, les estimations donnaient jusqu’à présent un pourcentage de seulement 20% d’élèves pouvant bénéficier de ces animations durant leur scolarité.
Pour rappel, l’objectif de ces animations est d’éveiller les enfants, adolescent·es et jeunes adultes à des thématiques telles que les émotions, les changements corporels, les sexualités, le consentement, la contraception et le harcèlement.
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Juliette Brault est professeure dans des écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles depuis 7 ans. En charge du cours de citoyenneté pour des élèves de primaire, elle a notamment mis en place des formations EVRAS dans lesquelles elle aborde avec les élèves des questions adaptées à leur jeune âge telles que les stéréotypes liés aux activités professionnelles ou les biais de genre dans les cours de récré.
Certains propos entendus lors de ces animations l’interrogent. Les Grenades reviennent sur cette question à l’occasion de la rentrée scolaire, ce 28 août.
"Généralement, ces formations se passent bien, surtout avec les élèves de troisième et quatrième primaire. Depuis un an cependant, je sens que les choses commencent à devenir très tendues avec certains groupes de garçons dans les classes de cinquième et sixième secondaire", regrette-t-elle. C’est-à-dire des groupes de garçons de 11 et 12 ans.
"L’incident le plus grave s’est produit en avril dernier, quand, lors d’un cours, j’ai abordé la question des stéréotypes de genre dans certaines activités. Je me suis retrouvée embarquée malgré moi dans une discussion très compliquée lors de laquelle un groupe de garçons m’a expliqué qu’il était normal que les femmes restent à la maison et fassent le ménage. Les propos ont dégénéré et un garçon en particulier, avec lequel je n’ai aucun problème d’habitude, s’est énervé et a exprimé qu’il était injuste pour les hommes de croire forcément les femmes qui se disaient battues… il a dit que les hommes étaient discriminés par les femmes. Et que de toute façon, si une femme se faisait frapper, c’est qu’elle l’avait bien cherché. J’étais estomaquée face à ces propos", se souvient-elle.
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Des propos qui ne provoquent pas beaucoup de réactions contraires. "Plusieurs garçons trouvaient ce discours très sensé. Le même garçon a continué et s’est insurgé que les femmes manifestent ‘les seins à l’air’ et puis s’étonnent qu’on les traite de ‘pute’. Quant aux filles de la classe, je les ai vues s’enfoncer de plus en plus dans leur chaise. L’une d’entre elles a bien tenté de répondre quelque chose mais un autre garçon l’a tout de suite rabrouée en parlant de son physique, en lui disant qu’elle s’habillait en montrant ses formes alors qu’elle n’en avait pas… C’était une réponse très désobligeante chez un si jeune garçon."
Je me suis retrouvée embarquée malgré moi dans une discussion très compliquée lors de laquelle un groupe de garçons m’a expliqué qu’il était normal que les femmes restent à la maison et fassent le ménage
Pour la professeure, l’âge des enfants entre en ligne de compte. "Il y a parfois des remarques sexistes lors de cours EVRAS dans les classes de troisième et quatrième primaire mais ce sont plutôt des choses comme ‘les filles sont plus faibles et sensibles que les garçons’. Il y a moyen de discuter et même si on n’est pas d’accord à la fin, la petite graine est plantée au moins. Chez les plus âgés, il est beaucoup plus difficile d’argumenter, ils sont complètement bornés. On a l’impression d’être face à un mur. Chez les plus jeunes, je constate que les filles osent encore rétorquer quelque chose, elles disent qu’elles aiment les dinosaures ou le foot ! Plus elles avancent en âge, plus elles entrent dans un rapport de séduction avec les garçons, elles cherchent à leur plaire. Cela change complètement la manière dont elles se voient elles-mêmes et la façon dont elles se comportent entre filles. On voit de graves disputes entre elles pour un garçon. Certaines vont même jusqu’à adhérer au modèle patriarcal", précise Juliette Braun.
Et ce phénomène ne semble pas être circonscrit à une seule école. Noémie Kayaert est chargée de mission et responsable des formations au sein de l’asbl féministe Le Monde selon les femmes. Depuis plusieurs années, cette association donne des animations EVRAS dans les écoles et est labélisée EVRAS jeunesse. Dans les écoles primaires, l’asbl propose deux modules : un sur la déconstruction des stéréotypes de genre et un autre sur le consentement.
"Nous sommes régulièrement confrontées à ce type d’attitude : des groupes de garçons prennent toute la place dans la classe lorsque l’on parle de ces sujets. C’est vraiment difficile à canaliser en tant qu’animatrice, d’autant plus que l’on vient pour quelques heures, nous ne pouvons pas travailler sur le long terme. Ce qui nous semble nouveau, c’est qu’ils font référence à des influenceurs, tels que Andrew Tate. Nous constatons également que certains tiennent des propos faisant l’apologie des violences faites aux femmes de façon beaucoup plus décomplexée. C’est un phénomène évident de backlash qui fait suite au mouvement Me Too. Ce qui est inquiétant, c’est qu’ils sont extrêmement jeunes. Comme ils ont accès à ce contenu qui démolit les féministes, nous, en tant que féministes, n’avons plus beaucoup de valeurs à leurs yeux…", analyse-t-elle.
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L’influence de Tik Tok
Les comptes et discours sexistes sur Tik Tok ont en effet également un rôle à jouer. "Après s’être répandue sur des forums 4chan ou Reddit, puis dans des vidéos YouTube, la pensée masculiniste a récemment trouvé sa place sur TikTok, le réseau social star de la génération Z (entre 13 et 26 ans)", écrivait Le Huffington Post en janvier 2023.
Un constat qui émane du rapport annuel sur l’état des lieux du sexisme en France, publié par le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCE). Le rapport alerte sur "un ancrage plus important des clichés’ masculinistes’ et une plus grande affirmation d’une ’masculinité hégémonique’ parmi les hommes de moins de 35 ans". Le masculinisme est défini par le HCE comme "un mouvement social conservateur ou réactionnaire qui prétend que les hommes souffrent d’une crise identitaire parce que les femmes en général, et les féministes en particulier, dominent la société et ses institutions".
Nous constatons également que certains tiennent des propos faisant l’apologie des violences faites aux femmes de façon beaucoup plus décomplexée. C’est un phénomène évident de backlash qui fait suite au mouvement Me Too. Ce qui est inquiétant, c’est qu’ils sont extrêmement jeunes
Plusieurs tendances sexistes sont apparues sur ce réseau social récemment, comme le "body count" qui a fini par inciter au harcèlement des femmes ayant eu un nombre "élevé" de partenaires sexuels, ou encore la tendance "Stay at Home Girlfriends", dont le hashtag a cumulé plus de 150 millions de vues en 2022.
Comme son nom l’indique, il s’agit de femmes qui se vantent de rester à la maison pour s’occuper des tâches domestiques et qui partagent des vidéos de leur vie, alors qu’elles font le ménage ou qu’elles cuisinent. "Cette ‘trend’ a de quoi inquiéter tant elle nous renvoie à une époque où la seule activité allouée aux femmes était l’assignation à domicile alors que leurs conjoints s’occupaient de financer la vie du ménage", soulignait Libération. "Tu devrais garder un travail ou une passion. Il faut penser à soi, et être indépendante. Toujours avoir un plan de secours si les choses ne se passent bien", répond une utilisatrice sous l’une de ces vidéos. Un conseil qui semble faire référence aux violences économiques et à leurs conséquences.
Noémie Kayaert souligne : "On sent qu’un climat assez nauséabond est en train de monter, notamment sur les réseaux sociaux, soutenu par des comptes d’extrême droite et masculinistes. Il y a tout ce mouvement ‘anti-woke’ aussi, peu importe ce qu’on met derrière ce terme. Il y a une certaine homophobie décomplexée par exemple, on s’en rend compte très vite dans les classes. Dans nos animations, on montre deux filles qui se font un câlin ; pas un bisou, juste un câlin. Et les enfants réagissent en disant que c’est ‘dégueulasse ‘, ‘immonde’, etc. Ce ne sont pas toujours des mots d’enfants. Ils ont dû entendre ça quelque part";
"Je ne culpabilise pas les enfants d’exprimer ces idées, poursuit Juliette Braun. "J’essaie de savoir d’où elles viennent pour pouvoir les déconstruire, et Tik Tok revient très fréquemment. Les garçons répètent parfois ces phrases comme un mantra, il est très difficile de savoir à quel point cela restera vraiment ancré en eux. En tout cas, je tente de répondre comme je le peux, même quand c’est difficile. Je garde une attitude calme et détachée, j’amène des statistiques qui montrent la réalité des violences faites aux femmes. Parfois, on se demande un peu à quoi servent les cours d’EVRAS, face à des stéréotypes si ancrés. Pour tout vous dire, je suis rentrée chez moi en larmes après l’incident du mois d’avril dans ma classe."
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Des stéréotypes bien ancrés
Selon Juliette Brault, des stéréotypes existent également chez les adultes. "Quand j’ai proposé de parler du sexisme dans la cour de récré en partenariat avec Le Monde selon les femmes, j’ai senti pas mal de résistances parmi l’équipe éducative. Pour certaines personnes, cela ne sert à rien, parce que le sexisme n’existe plus, on perd notre temps, etc. Tout le monde n’est pas sensibilisé à ces questions, certains professeurs peuvent laisser passer les remarques sexistes des élèves pendant leur cours, ou en faire eux-mêmes ! Car il n’y a rien d’institutionnalisé qui permette de parler de ces questions avec les adultes qui travaillent dans les écoles. Il y a déjà tellement de formations à suivre, peu de temps disponible et trop d’investissement personnel à mettre dans notre travail, que je ne pense pas que les écoles verraient cela comme une priorité. Ce serait plutôt considéré comme une corvée."
Les parents s’inquiètent qu’il y ait de la nudité dans les animations EVRAS, mais les enfants ont accès, dans leur grande majorité, à des contenus très violents et pas du tout adaptés à leur âge sur internet
Pour Noémie Kayaert, "Il y a parfois du travail de sape fait par les parents et certains professeurs. Je pense à une animation où on expliquait que des hommes ont porté des jupes dans l’histoire, c’est un vêtement moins genré qu’on ne l’imagine. Le professeur a réagi négativement cette fois-là. Ils ont aussi des biais, qu’ils peuvent renforcer dans leur classe."
Juliette Brault abonde : "Avec le Monde selon les femmes, nous avons donné une formation dans mon école, que nous avons souhaitée très ouverte, aux professeur·es et éducateurs qui le souhaitaient. Le directeur de l’école y a même assisté, ainsi qu’un parent d’élève, et les retours ont été très positifs. Ils ont reconnu qu’il leur manquait des clefs de lecture pour comprendre les rapports entre les élèves."
Des clefs de lecture que les formations EVRAS se proposent d’offrir tôt aux enfants. Certaines polémiques ternissent pourtant la réputation de ces animations. En décembre dernier, certains passages du nouveau guide destiné aux professionnel·les de l’EVRAS dans les écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles avaient fait couler beaucoup d’encre, notamment les passages sur les sextos et les transidentités.
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"Au début de ma carrière, j’avais toujours la boule au ventre quand j’abordais ces questions avec mes élèves, car j’avais peur de la réaction des parents. Cela s’est plutôt bien passé, sauf une fois. J’avais entendu ‘Sale pédé’ en rentrant de la cour de récré. Je ne pouvais pas laisser passer cela. J’ai donc expliqué aux élèves ce qu’était l’homosexualité. Dans la classe, une petite fille n’en avait jamais entendu parler. Elle a voulu en discuter avec ses parents. Son père, furieux, est venu me trouver", se rappelle Juliette Brault.
Noémie Kayaert continue : "Les parents s’inquiètent qu’il y ait de la nudité dans les animations EVRAS, mais les enfants ont accès, dans leur grande majorité, à des contenus très violents et pas du tout adaptés à leur âge sur internet, sans aucun contrôle. Ils regardent par exemple du porno, et parfois très jeune."
Les préjugés sexistes sont d’ailleurs tellement "enracinés" qu’ils n’ont pas diminué dans le monde ces dix dernières années a récemment déploré l’ONU. De quoi rendre les cours d’EVRAS encore plus indispensables.
Rentrée scolaire : animations d’éducation affective et sexuelle
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