"L’Impensé de l’IVG" de Dominique Costermans : quand un tabou se lève
"L’Impensé de l’IVG" de Dominique Costermans : quand un tabou se lève
hier à 11:30
•
Temps de lecture
9 min
Par Camille Wernaers pour Les Grenades
Les Grenades
Culture & Musique
IVG
LIVRE
DROITS DES FEMMES
AUTRICE
AVORTEMENT
PARTAGER
Capucine, Jasmine ou encore Marguerite. Elles font partie des douze femmes qui se sont confiées sur leur avortement à l’autrice belge Dominique Costermans. Ces douze récits sont désormais publiés sous la forme d’un livre, L’Impensé de l’IVG. Avec un constat préalable : celui du tabou qui entoure les prises de parole sur l’avortement.
"Qui sont ces femmes qui avortent ?", questionne l’autrice. Dans le livre, la plus jeune femme qui s’exprime a 28 ans et est enceinte de huit mois et demi ; la plus âgée a 74 ans. Certaines d’entre elles ont dû avorter clandestinement, à l’étranger, quand l’IVG était encore illégale en Belgique (il faut attendre 1990 pour une dépénalisation partielle de l’IVG en Belgique, qui n’est sortie du Code pénal qu’en 2018). La plupart des femmes qui témoignent dans le livre l’ont bien vécu, d’autres moins. Loin des mythes qui pèsent sur l’avortement, ces différentes histoires se rejoignent avec nuance pour raconter l’importance de ce droit qui permet aux femmes d’avoir le choix.
L’autrice n’oublie pas de dresser un état des lieux international du droit à l’avortement. Plus que nécessaire, le livre sort en effet, comme l’avancent certaines spécialistes, en plein backlash pour les droits des femmes, dans un contexte où le droit à l’avortement semble tout particulièrement menacé en Europe et aux États-Unis.
À lire aussi
Backlash : pour les droits des femmes, "rien n’est jamais acquis"
A l’approche de la Journée internationale pour le droit à l’avortement, ce 28 septembre, Les Grenades ont rencontré l’autrice Dominique Costermans.
Vous écrivez que ce livre est "le fruit d’une secousse". Pourquoi ?
En 2019, lorsque la question de l’extension du délai légal de l’IVG a fait l’objet d’un marchandage politique en vue de la formation du gouvernement fédéral en Belgique, j’ai assisté à un échange sur Facebook entre plusieurs personnes dans lequel j’ai retrouvé énormément de stéréotypes sur l’avortement, par exemple l’idée que cela n’arrive qu’aux adolescentes qui ont oublié de prendre la pilule. Il y avait aussi cette notion que si on laissait les femmes avorter "comme elles voulaient", cela deviendrait un moyen de contraception…
Je me suis dit que ce type d’argumentaire était une voie sans issue. Cela m’a renvoyé à ma propre méconnaissance. Je connaissais l’avortement de manière "technique", mais j’ignorais qui étaient ces femmes, quelles étaient leurs motivations et quel était le contexte qui entoure les avortements. J’ai décidé d’aller voir de plus près, en dépassant les a priori sur l’avortement, que je pouvais moi-même partager de façon inconsciente.
►►► Retrouvez en cliquant ici tous les articles des Grenades, le média de la RTBF qui dégoupille l’actualité d’un point de vue féministe
Vous posez cette question : qui sont les femmes qui avortent ? Alors, qui sont-elles ?
D’abord, cela a été très compliqué d’accéder à cette parole. Je n’en connaissais aucune, enfin c’est ce que je pensais. Les statistiques parlent d’elles-mêmes : en moyenne, une femme sur cinq a recours à l’avortement en Belgique, une femme sur trois en France. Elles sont autour de nous, c’est juste qu’on ne les voit pas, qu’on ne les écoute pas. C’est encore tabou, secret, cela ne se raconte pas. Après avoir posté un message sur Facebook, j’ai pu rencontrer douze femmes avec lesquelles j’ai passé un contrat de confidentialité. Je devais protéger leur anonymat et retirer du livre tout signe qui permettrait de les identifier. Certaines ont déjà parlé de leur histoire dans les médias, d’autres non.
Selon moi, plus on en parle, mieux on en parle.
Leur point commun, c’est d’avoir accepté de me parler. Sinon, elles sont chacune très différentes et leur histoire aussi. Un autre point qui leur est commun : aucune d’entre elles regrette d’avoir eu le choix. Lors de chaque entretien, il y a eu beaucoup d’émotions, notamment des larmes, même 30 ans plus tard. Ce n’est pas anodin. Il ne faut pas faire de généralités sur l’avortement : pour nombre d’entre elles, c’était un soulagement immense, d’autres m’ont raconté leur tristesse mais ont insisté sur le fait qu’elles ont eu besoin de faire ce choix, pour des tas de raisons : elles n’avaient pas les moyens matériels d’accueillir un autre enfant, elles étaient en relation avec un homme violent, etc.
À lire aussi
Au-delà de 12 semaines : le règne de la débrouille pour celles qui veulent avorter
Selon vous, pourquoi existe-t-il un tabou si persistant autour de l’avortement ?
Il est vrai que tout un tas de tabous sont en train de tomber, des choses sont enfin dites sur les réalités des femmes, au sein du mouvement #MeToo, mais je pense aussi au post-partum ou à l’endométriose par exemple. L’IVG cependant, on n’en parle toujours pas. Il y a bien eu un hashtag, lancé par le magazine français Causette, "moi aussi, j’ai avorté", mais cela n’a pas pris. Mon raisonnement en tant que journaliste, je précise que je ne suis ni anthropologue, ni philosophe, c’est qu’il existe une réelle injonction à la maternité dans notre société. La maternité est même de plus en plus valorisée, si on pense au phénomène des baby shower par exemple, cela n’existait pas pour les femmes de ma génération. Il est important de reconnaître cette spécificité de la vie des femmes mais, en même temps, il reste difficile aujourd’hui de dire qu’on refuse la maternité. Je pense au témoignage de Flora qui explique que nous restons connectées à notre biologie. Lorsque son test de grossesse se révèle positif, Flora ressent d’abord de la joie, puis elle se rend compte que ce n’est pas possible dans sa situation. Il y a aussi le témoignage de Daphné qui rappelle cette expression : quand on accouche, on met un enfant au monde, c’est très fort de "mettre au monde".
Avec l’IVG, cette mise au monde est interdite et il n’existe pas de mots pour le dire. C’est ce que j’ai nommé l’impensé. Dans cet impensé, dans ce vide, il y a de la place pour deux types de discours, d’abord le discours vitaliste, "pro life", qui est très culpabilisant et lié au discours intégriste religieux. Ce discours percole dans nos vies et on le retrouve d’ailleurs dans le témoignage de certaines des femmes que j’ai interrogées, l’une d’entre elles le dit : "J’ai tué une petite âme".
D’un autre côté, il y a le discours politique et notamment le discours féministe qui dit "mon corps, mon choix", à raison, mais cela verrouille aussi la parole sur le regret qui est présent chez certaines femmes et qu’il faut pouvoir raconter. Il existe une ambivalence autour de l’avortement, si on la raconte, c’est comme si on n’était pas assez féministe. Il faut pouvoir raconter la tristesse de certaines femmes, le fait qu’elles y pensent chaque année le jour de leur avortement, sans que l’on nous rétorque qu’on va pouvoir être utilisées par "l’autre camp". C’est un cercle vicieux qui s’alimente tout seul. Il faut dire également qu’il existe très peu de récits qui s’intéressent aux femmes qui ont avorté, quelques chansons peut-être comme celle d’Anne Sylvestre, le témoignage de Barbara Pravi, le livre L’événement d’Annie Ernaux qui a été adapté au cinéma par la réalisatrice Audrey Diwans, un livre plus récent de Pauline Harmange, Avortée, et la BD Il fallait que je vous le dise d’Aude Mermilliod. Cela se compte sur les doigts de la main.
Il ne faut pas faire de généralités sur l’avortement.
C’est important de pouvoir se plonger dans ces récits ?
En tant qu’écrivaine, je crois à la vertu des récits pour mettre des mots sur ses émotions, pour s’identifier. Plusieurs des femmes que j’ai interrogées n’en avaient jamais parlé à personne. Dans ce silence se construit la honte. Comme j’ai d’abord publié ces histoires sur mon blog, semaine après semaine, avant d’en faire un livre, j’ai vu combien elles ont petit à petit et mutuellement relevé la tête. Elles se sont adressé des messages à travers moi, Églantine a par exemple voulu que je dise à Iris qu’elle s’était fortement retrouvée dans son expérience. Elles sont sorties de la honte ensemble et une sororité s’est créée entre elles. Elles ont compris qu’elles n’étaient pas seules. J’espère que cela va se produire pour d’autres femmes à la lecture de ces témoignages. J’espère que cela va également participer à une prise de conscience pour les médecins.
Pourquoi ?
Parce que pour les médecins non plus, cela ne se dit pas facilement : "Je pratique des IVG". En tout cas, cela ne se dit pas sans recevoir des remarques comme "cela ne doit pas être facile", etc. Sandrine Guilleaume a écrit un mémoire [dont le résumé a été publié sur Les Grenades, ndlr] qui donne la parole aux médecins qui pratiquent les avortements, son travail montre la difficulté qui existe de leur côté également. J’ai récemment participé à un débat avec la gynécologue Siham Zaytouni qui expliquait que dans la formation des médecins, l’avortement devrait être présenté comme un acte médical comme un autre, comme la pose d’un stérilet. Je suis d’accord, être gynécologue, cela signifie aider les femmes à tous les moments de leur vie : de la puberté, à la grossesse, à l’accouchement, jusqu’à la ménopause, et même jusqu’à l’avortement si cela doit arriver. Selon moi, plus on en parle, mieux on en parle.
À lire aussi
À l’écoute des médecins qui pratiquent les avortements : "C’est être humain, en fait"
C’est un moment très fort du livre, quand la gynécologue de Flora lui dit face à sa grossesse imprévue : "Je ne vous laisse pas tomber".
Oui, Flora explique d’ailleurs avoir vécu un "avortement de rêve", qu’elle souhaite à toutes les femmes. Son compagnon était présent, elle a pu recevoir une anesthésie générale. Elle m’a dit pendant l’interview qu’elle allait rappeler sa gynécologue pour la remercier, encore une fois. A l’inverse, Capucine n’a pas reçu de réponse de son médecin, qui l’a laissée tomber.
Les femmes qui ont avorté sont encore jugées ?
Bien sûr ! Sur les réseaux sociaux aussi, en publiant les témoignages, il y a eu des marques de soutien mais aussi des remarques qui parlaient d’"avortement de confort", etc. Plusieurs femmes ont clairement exprimé qu’elles ne parleraient qu’une seule fois, pour le livre, afin de ne pas se soumettre à des jugements familiaux ou de la part de leurs collègues. Tout le monde donne son avis sur l’IVG, sans forcément chercher à comprendre pourquoi ces femmes ont fait ce choix, sans que cela ne soit vraiment documenté. C’est pour cette raison que j’ai souhaité les laisser donner le sens qu’elles veulent à leur avortement, sans jamais les juger. C’était très important.
►►► Pour recevoir les informations des Grenades via notre newsletter, n’hésitez pas à vous inscrire ici
Parmi les stéréotypes sur l’avortement, on imagine aussi que les femmes qui avortent n’utilisaient pas de moyens de contraception.
Je suis vraiment tombée des nues, mais oui, c’est souvent faux. La contraception n’est pas fiable à 100%, des femmes m’ont raconté être tombées enceintes malgré leur stérilet. Posons cette question : que fait-on, alors ? Que fait-on quand on a 42 ans, déjà des grands enfants, plus de désirs d’en avoir d’autres ? De toute façon, dans n’importe quelle situation, contraindre une femme à poursuivre une grossesse qu’elle ne souhaite pas, c’est de la torture.
Tout le monde donne son avis sur l’IVG, sans forcément chercher à comprendre pourquoi ces femmes ont fait ce choix.
Et votre livre arrive d’ailleurs dans un certain contexte ?
Effectivement. Disons que la fécondité des femmes a été un enjeu politique et intime en tout temps. L’écriture de ce livre a été ponctuée d’actualités qui concernent la question de l’avortement, ce qui m’a donné ce sentiment d’utilité mais aussi d’urgence. Il y a eu le recul en Pologne, puis la guerre en Ukraine et les Ukrainiennes qui ne pouvaient pas facilement avorter là où elles avaient fui, précisément en Pologne. J’ai d’ailleurs décidé de reverser tous mes droits d’autrice à Abortion without borders pour les aider. Il y a ensuite eu le recul aux États-Unis et en ce moment, c’est la Hongrie qui fait la une de l’actualité sur ce sujet. En Amérique latine, par contre, cela s’éclaircit, en Argentine ou en Colombie notamment.
Reste que l’on constate que ce sujet intéresse surtout les femmes, comme si c’était "un truc de nana". C’est compliqué parce qu’on dit aussi aux hommes qu’ils ne devraient pas parler de ce sujet. Politiquement, je dirais que cela concerne aussi les hommes, mais, et j’insiste là-dessus, seulement s’ils sont capables de s’exprimer sur ce sujet sans juger ou freiner.
À lire aussi
"Fonctions vitales" du foetus : la Hongrie durcit les règles d'avortement
Et en Belgique, on en est où ?
En Belgique, l’IVG est légale jusqu’à 12 semaines de grossesse, et au-delà pour raison médicales. Malgré les demandes d’amélioration des conditions juridiques entourant l’IVG (augmentation du délai légal, suppression ou réduction du délai de réflexion, etc.), le texte reste inchangé.
En 2019, une proposition de loi a été introduite afin notamment d’étendre le délai de 12 semaines à 18 semaines ou encore de réduire la période d’attente obligatoire de 6 jours à 2 jours. "Ce projet a été renvoyé quatre fois au Conseil d’État, et fut mis au frigo à la demande du parti catholique flamand dans le cadre d’un marchandage politique préalable à la constitution du gouvernement. Rien à voir avec la santé des femmes", écrit Dominique Costermans dans son livre.
A la suite de la décision de la Cour suprême américaine, le débat s’est porté sur l’inscription de l’IVG dans la Constitution. La constitutionnaliste Céline Romainville y voit une occasion à saisir, d’autant que "l’avortement est une liberté, mais aussi une question de santé publique".
Le backlash, retour de bâton contre les droits des femmes – Les Grenades, série d’été
Les Grenades - Série d'Eté
Pour voir ce contenu, connectez-vous gratuitement
Connectez-vous
Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be.
Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.
https://www.rtbf.be/article/limpense-de-livg-de-dominique-costermans-quand-un-tabou-se-leve-11073262
"L'Impensé de l'IVG" de Dominique Costermans : quand un tabou se lève
Capucine, Jasmine ou encore Marguerite. Elles font partie des douze femmes qui se sont confiées sur leur avortement à...
https://www.rtbf.be/article/limpense-de-livg-de-dominique-costermans-quand-un-tabou-se-leve-11073262