«Voilà, c’est au sujet de tes problèmes de dos…»
Par Marie Piquemal — 13 mars 2016 à 17:11 (mis à jour le 5 avril 2016 à 18:13)
«Voilà, c’est au sujet de tes problèmes de dos…»
«Voilà, c’est au sujet de tes problèmes de dos…» JEAN-FRANÇOIS MARTIN
Depuis 1987, la loi impose aux entreprises de plus de vingt salariés d’employer des travailleurs handicapés, dans une proportion de 6% de leurs effectifs. Une mesure phare qui présente quelques travers.
«Voilà, c’est au sujet de tes problèmes de dos…»
Peut-être avez-vous déjà eu ce genre de sortie, un poil déroutante, venant du service ressources humaines de votre boîte. «Bonjour, passe dans mon bureau quand tu peux, je voudrais te parler d’un truc. Voilà, c’est au sujet de tes problèmes de dos. Sais-tu que tu peux être reconnu comme travailleur handicapé ? On peut t’aider pour la paperasse administrative…» Ça marche aussi avec (entre autres) : les problèmes auditifs, l’asthme, le diabète, la dépression…
Depuis 1987, la loi oblige les entreprises de plus de vingt salariés à employer à plein-temps ou à temps partiel des travailleurs handicapés dans une proportion de 6% de l’effectif total de l’entreprise. Et la définition de handicap au travail est assez… large. «Contrairement à l’image que l’on peut avoir, ce n’est pas seulement la personne en fauteuil roulant. Mais aussi ceux souffrant de handicap invisible, qui entraîne des restrictions au travail, sans que cela ait forcément des conséquences dans leur vie privée. Comme par exemple, ne pas pouvoir rester assis trop longtemps», explique Lucile Bloch, du cabinet de conseil JLO, spécialisé dans le handicap et la diversité. C’est d’ailleurs le premier tuyau qu’elle donne à ses clients : «Parlez, communiquez un maximum auprès de vos salariés pour expliquer ce qu’est le handicap.»
«Paperasse».
Mikael, RH dans une entreprise du CAC 40 jusqu’à l’année dernière, a essayé : «Nous avions distribué un prospectus à tous les salariés, en donnant des exemples concrets. Mais bon, ce n’est vraiment pas évident et cela avait été plutôt mal perçu par l’équipe… Et on n’a pas eu l’effet escompté.» Sur les 300 employés du groupe, seuls deux se sont présentés au RH, déclarant leur volonté de faire la démarche. Ce sont les maisons départementales des personnes handicapées (les MDPH), créées par la loi de 2005, qui octroient ou non le statut de travailleurs handicapés pour une durée variable (entre trois et dix ans). L’employeur ne peut bien évidemment pas forcer un salarié à faire la demande, et ce dernier n’est d’ailleurs pas obligé de l’en informer. C’est une démarche personnelle. Mais il peut arriver que les RH proposent au salarié volontaire de les aider à remplir le dossier. «C’est toute une paperasse administrative, assez longue et pénible», explique Marie, qui travaille dans un service de recrutement de 1 800 personnes dans le sud de la France.
L’année dernière, son service a aidé une employée, appareillée à cause de problèmes d’audition, à remplir le dossier. «En même temps, c’est normal de les aider, considère Marie, car le salarié n’a pas de contrepartie. Il peut parfois avoir des aménagements de son poste de travail mais ce n’est pas automatique.»
Surpoids.
Une fois le dossier déposé, il est rare qu’il soit retoqué, du moins dans le département où travaille Marie. En six ans de pratique, elle n’a jamais eu connaissance d’un refus. Mais les arbitrages peuvent varier d’une MDPH à l’autre. Seul dénominateur commun : les délais pour obtenir une réponse sont généralement longs, autour de dix mois. Dans son entreprise, une autre salariée, en surpoids important, a également été reconnue travailleur handicapé. «Ma collègue a pu lui en parler car elle la connaît bien, sinon ce n’est pas possible. Trop délicat.» Mikael acquiesce : «Chercher des salariés en interne, c’est l’horreur…»
Pourquoi les entreprises se livrent-elles à ce type d’exercice ? Pour diminuer «la contribution» à l’Agefiph, le fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées. Le montant varie selon la taille de l’entreprise et les efforts engagés ou non. Par exemple, une entreprise de plus de 20 salariés n’ayant pas fait le moindre effort en matière de politique du handicap pendant trois ans - il y en a encore - s’expose à la pénalité maximale : 14 505 euros (correspondant à 1 500 fois le Smic horaire), multiplié par le nombre de bénéficiaires manquants, quel que soit l’effectif de l’entreprise. Pour les autres, qui montrent des signes de bonne volonté - par exemple, en sous-traitant certaines activités à des Esat (établissements et services d’aide par le travail) -, la contribution varie entre 3 868 euros par salarié manquant pour les moyennes entreprises et 5 802 euros pour les grands groupes.
«En réalité, ce n’est pas vraiment dissuasif, les sommes ne sont pas énormes pour les gros groupes»,dit Mikael, et beaucoup signent des accords en faveur de l’insertion des personnes handicapées, leur permettant de «sortir» de l’obligation de l’Agefiph. En 2013, l’Agefiph a récolté 420 millions d’euros, contre 600 en 2008. «Ce qui montre quand même que l’emploi en faveur des personnes handicapées progresse», note l’Agefiph. Même si de gros progrès restent à faire.
Empathie.
Pour Mikael, le principal frein à l’emploi des personnes handicapées, «c’est ce discours basé sur l’empathie, seul levier utilisé aujourd’hui pour faire accepter un travailleur handicapé… Ce qui d’ailleurs rend le handicap visible plus accepté que l’invisible. On s’y prend mal», juge-t-il. Il dresse le même constat à propos des CV des travailleurs handicapés disponibles sur les sites de différents organismes, et notamment l’Agefiph : «il y a écrit en énorme, aussi gros que le nom, le handicap. Comme si c’était cela qui fait exister la personne, comme si son profil était plus défini par son handicap que ses compétences», déplore-t-il.
S’ajoute un autre frein, persistant et pointé spontanément par les RH interrogés : les entreprises galèrent pour trouver des candidats à l’emploi reconnus comme travailleurs handicapés. «Aujourd’hui, les entreprises embauchent en majorité à bac + 2. Or, 80% des demandeurs d’emploi handicapés ont un niveau CAP-BEP… Le taux de chômage est deux fois plus élevé que pour les personnes valides», résume l’Agefiph. Depuis quelques années, ce fonds oriente différemment ses actions : un tiers du budget est désormais consacré à la formation des personnes handicapées.
Marie Piquemal
http://www.liberation.fr/france/2016/03/13/voila-c-est-au-sujet-de-tes-problemes-de-dos_1439341