Adelle Blackett, docteure honoris causa de l’UCLouvain : "Nous méprisons le travail le plus fondamental, celui du soin"
Adelle Blackett, docteure honoris causa de l’UCLouvain : "Nous méprisons le travail le plus fondamental, celui du soin"
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16 févr. 2023 à 22:38
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6 min
Par Sarra El Massaoudi pour Les Grenades
L’UCLouvain a décerné le titre de docteur·es honoris causa, ce 16 février, à Adelle Blackett, professeure de droit œuvrant notamment contre l’exploitation au travail, en particulier celle des travailleuses migrantes, Oleksandra Matviichuk, militante en faveur des droits fondamentaux, dont l’ONG a reçu le Prix Nobel de la paix ; et Elia Suleiman, cinéaste palestinien, dénonçant toute forme de violence.
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"Ce qui les rassemble ? Leurs combats contre toutes les formes de violences, qu’elles soient sur le lieu de travail, au cœur des guerres ou intrinsèques à la société à l’encontre des libertés individuelles", écrit L’UCLouvain dans son communiqué.
Les Grenades ont rencontré Adelle Blackett à cette occasion.
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Politiser le travail domestique
Les recherches d'Adelle Blackett, professeure de droit à l’université McGill, à Montréal, ont permis d’élargir les perspectives du droit du travail aux réalités des personnes les plus vulnérables. C’est ce travail minutieux, et de longue haleine, qui lui vaut aujourd’hui le titre de docteure honoris causa de l’UCLouvain.
Son principal cheval de bataille : la reconnaissance du travail domestique comme un travail à part entière, c’est-à-dire indéboulonnable d’une série de droits sociaux, assurant des conditions de vie dignes aux travailleuses. "Je dis ‘travailleuses’ parce que 90% des travailleur·euses domestiques sont des femmes", souligne la chercheuse. En plus de ses recherches académiques, Adelle Blackett a collaboré avec l’Organisation internationale du travail (OIT) pour élaborer une convention visant à assurer un travail décent à ces travailleuses domestiques, des gardiennes d’enfants, cuisinières, femmes de ménage, etc.
"Les négociations ont duré deux ans. Ça a été un moment d’apprentissage pour tout le monde : les gouvernements, les représentantes des employeurs et des travailleuses." Et ces dernières, premières concernées, ont bien eu leur mot à dire sur la réalisation des recommandations. "Elles ont été très claires : elles voulaient un instrument fort qui reflète leurs souhaits, leurs droits, leur vie. Elles étaient présentes tout au long du processus pour veiller à ce que la convention soit à la hauteur."
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"Les initiatives les plus créatives viennent du Sud global"
Pour être à la hauteur, Adelle Blackett et ses collègues ont dû relever un défi de taille : développer une vision internationale du travail du soin tout en respectant les réalités spécifiques de chaque état et région du monde. Leur travail a donc commencé par une analyse en droit comparé des situations régionales. "J’ai été frappée par le fait que les initiatives les plus créatives venaient du Sud global, certainement parce que c’est de là que sont issues les personnes concernées. Des personnes qui ont lutté pour la décolonisation, la levée de l’apartheid et pour que les femmes, particulièrement dans ce genre de métier, aient des conditions de travail décentes."
La chercheuse évoque entre autres l’Uruguay comme exemple intéressant en matière d’inspection du travail mais aussi l’Inde pour la sécurité sociale et la Belgique et la Suisse pour le système des titres-services. La convention internationale est ainsi construite sur base de cas pratiques concrets, à la fois de pays du Sud global et de pays occidentaux. Une méthode loin d’être anodine.
90% des travailleur·euses domestiques sont des femmes
Son objectif est de prouver le caractère applicable de l’outil. "Au début, certains membres de l’OIT pensaient que ce n’était pas possible. Ils disaient que ce n’étaient pas de vraies travailleuses et qu’on ne pouvait rien faire de concret." Aujourd’hui, presque tous les pays ont adopté la convention, soit en la ratifiant soit en modifiant leurs lois. Des changements juridiques et de pratiques sont observés sur tous les continents. "Pas assez, il y a encore beaucoup à faire", précise-t-elle.
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Si les initiatives nationales sont valorisées par la convention, elles font aussi l’objet de critiques. L’OIT propose aux États qui le souhaitent d’échanger sur leurs pratiques et de bénéficier des retours et d’un appui technique de son comité d’expert·es. "Il y a tellement à apprendre. Et l’une des façons d’apprendre, c’est d’expérimenter. On a démontré que des initiatives existent, même si elles sont imparfaites. Nombre d’entre elles excluent toujours une partie des travailleuses du soin, comme les personnes sans papier."
Le système des titres-services formalise quant à lui le travail informel des femmes de ménage, majoritairement racisées et issues de classes sociales défavorisées. En maintenant des bas salaires dans ce secteur, il tend cependant à enfermer les travailleuses dans la précarité financière.
Pour Adelle Blackett, ces dispositifs restent malgré tout indispensables pour lutter pour de meilleures conditions de travail et pour une meilleure compréhension des droits des travailleuses, notamment auprès des assistant·es sociales et des élu·es politiques. "Il ne s’agit pas de choisir entre travail formel ou informel mais de se demander quelles conditions permettent d’assurer un travail digne pour tout le monde. A ce sujet, on apprend beaucoup des mouvements féministes et antiracistes."
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Un autre enjeu central de ces luttes est le choix des mots : la capacité à se définir soi et son travail, à poser ses propres mots sur son histoire. Un droit à l’autodétermination auquel n’ont pas, ou peu, accès les personnes minorisées.
La professeure de droit a ainsi d’abord dû convaincre certains de ses pairs que le travail domestique était bien un travail. Il a ensuite fallu repenser la façon de désigner ces travailleurs et travailleuses. "Une expression que j’évite, c’est le soi-disant ‘travail au noir’. Je pense que ça renforce encore un lien entre un travail sous-valorisé, fait à l’ombre et les personnes qui font ce travail et qui sont racialisées."
Il s’agit de se demander quelles conditions permettent d’assurer un travail digne pour tout le monde
Dans cette optique, le changement passe par le choix d’images et de paroles qui revalorisent ce travail, ces personnes, ces corps humains. "J’ai l’impression que même les mouvements féministes occultent cette transformation fondamentale et son impact sur nos sociétés si on y croyait vraiment."
Arrive alors la question de la responsabilité. Individuelle d’une part mais surtout collective. Actuellement, notre société valorise la production et le travail dit ‘intellectuel’. "Nous méprisons le travail le plus fondamental, celui du soin. Nous n’allons pas nous en sortir si nous ne réussissons pas à considérer ce travail à sa juste valeur."
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Et cette responsabilité-là est commune, martèle la chercheuse. "Ça demande des capacités émotionnelles, humaines, créatives, d’humour, de patience, de bienveillance." A ce titre, elle veille à garder une vision holistique dans ses propres travaux. Le secteur du soin est souvent décrit comme une relation de pouvoir déséquilibrée entre les femmes blanches des pays occidentaux qui profitent du travail des femmes racisées du Sud global. "Je refuse de m’en tenir à ça parce que ce sont des responsabilités sociétales qu’on met sur les épaules des femmes. Or, par la suite, les règles de participation dans la société ou dans l’économie imposent un modèle masculin."
Sa solution : sortir de ce prisme réducteur pour comprendre à qui sert concrètement le travail domestique.
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La force de ses recherches réside par ailleurs dans sa capacité à les inscrire dans le temps, c’est-à-dire à relier le passé au présent pour mieux comprendre ce dernier. "On est, de façon plutôt inconsciente, en train de transposer des normes qui émanent de l’esclavage et du colonialisme", explique-t-elle.
Une réalité qui renforce selon elle les préjugés selon lesquels il est normal que certaines personnes soient maintenues dans ces formes de travail précarisant. "Tout d’un coup, il y a des revendications. Certaines personnes veulent être considérées comme des êtres humains et d’autres doivent assumer tout un tas de responsabilités, ce qui demande de changer la société."
Car c’est bien cela que vise Adelle Blackett : une meilleure compréhension de l’histoire et des conditions de vie des personnes minorisées pour modifier une trajectoire qui reproduit les relations de subordination et de servitude. Pour transformer le monde.
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