QUESTIONNER par Sylvie Queval
Les avancées pharmaceutiques ont indéniablement permis de réduire la douleur, mais elles ne peuvent rien contre la souffrance, ce sentiment d’impuissance face à un réel non conforme à nos aspirations. Souffrir étant insupportable, les sociétés se sont employées à trouver un sens à la souffrance ou à en masquer l’existence. Et si ces deux voies étaient des impasses ?
Que faire de la souffrance ?
Souffrir est une expérience commune, la souffrance naît du sentiment pénible de subir ce qu’on ne voudrait pas, qu’il s’agisse d’une maladie, d’une douleur physique, d’un échec, d’un deuil… On souffre parce qu’on n’a pas la maîtrise de la situation, on est impuissant à la modifier. Toutes les sociétés humaines ont, et ont eu à composer avec la souffrance, à élaborer des réponses qui l’insèrent dans leur vision du monde. Les études ethnologiques décrivent l’étonnante diversité de ces réponses. Or, il est intéressant de remarquer que le monde occidental, après des siècles d’algophilie (amour de la souffrance), est entré dans une ère d’algophobie (peur de la souffrance). Comment s’est produit ce retournement ? Peut-on dépasser cette alternative ?
La souffrance rationalisée : le mal comme moindre mal
La tradition occidentale s’est longtemps employée à donner un sens à la souffrance en la rationalisant pour que, au-delà du mal perçu, un bien réel puisse être conçu. On a procédé de deux façons, soit en considérant la souffrance comme une punition, soit en la considérant comme un procédé d’éducation. Dans le premier cas, la souffrance est le prix à payer pour une faute passée, dans le second elle est le prix à payer pour un bénéfice à venir : rachat ou achat, la souffrance relève de l’économie. La logique est la même : le bien se paye en souffrance et, donc, le mal n’est pas si mauvais qu’il semble.
La souffrance – salaire d’une faute ou d’une erreur
Des formules banales témoignent que, chez beaucoup, persiste l’idée que toute souffrance est méritée, qu’une justice transcendante ou immanente punit les méchants. Dire « il l’a bien cherché » ou « c’est bien fait pour lui » indique qu’on croit que le malheur rétribue une faute ou une erreur.
Cette idée d’une souffrance née d’une faute traverse la tradition judéo-chrétienne. Toutefois, cette théorie n’y a jamais été acceptée de façon uniforme. Les « amis » de Job la développent. Mais Job nie avec force avoir commis une faute et souligne que bien des méchants jouissent d’une vie paisible. Quand les disciples demandent à Jésus si un aveugle de naissance l’est « à cause de ses péchés ou de ceux de ses parents » (Jn 9,1-4), ils manifestent leur croyance en une souffrance- sanction, mais Jésus exclut les deux hypothèses, il « explique » cette cécité en posant que par elle et la guérison qu’il accomplit, se manifeste la gloire de Dieu.
La théologie de la Croix comme sacrifice expiatoire a toutefois ancré l’idée d’une souffrance-rachat d’une faute.
La souffrance éducatrice et salvatrice
L’idée que souffrir apporte des bénéfices est aussi très répandue. Quelle petite fille ne s’est jamais entendu dire « il faut souffrir pour être belle » ? L’expérience témoigne qu’effectivement peu de choses s’obtiennent sans peine. De là s’est construite l’idée que la souffrance est bénéfique car formatrice.
Pascal, empli de cette conviction, nous a laissé le texte d’une Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. Il y présente la maladie comme une occasion de salut. La bonne santé, juge-t-il, nous fait aimer le monde et nous détourne de Dieu ; la maladie est donc à ses yeux une bénédiction puisqu’elle rend « incapable de jouir du monde », elle préserve ainsi de s’égarer. Pascal demande donc, non pas la fin de ses douleurs, mais de n’être pas triste d’avoir mal. L’Église catholique romaine n’a pas abandonné cette position. En 1995, l’encyclique Evangelium Vitae loue « la personne qui “aux derniers instants de sa vie” accepte volontairement de souffrir en renonçant à des interventions anti-douleur pour garder tout sa lucidité et si elle est croyante participer à la Passion du Seigneur ».
Punition ou grâce, la souffrance prend sens de ce point de vue. Le souffrant n’est plus tout à fait passif : s’il a mérité ce qui lui arrive, c’est qu’il a agi et en assumant la responsabilité de sa souffrance, il se reconstruit comme agent. Si c’est pour son édification qu’il souffre, alors en acceptant la souffrance, il participe à sa formation et reprend, de cette façon aussi, un rôle actif.
La souffrance refusée : l’interdit de souffrir
L’âge classique a justifié la souffrance en la rendant signifiante, donc bonne. La critique de cette attitude souvent morbide était certainement nécessaire. Les Lumières ont introduit l’idée que souffrir n’avait rien de nécessaire et que le bonheur était pour demain. Progrès techniques aidant, un discours de bannissement de la souffrance est devenu dominant. On devait être heureux. La souffrance devenait alors un résidu honteux qu’il fallait cacher. Le héros moderne n’est plus le supplicié acceptant le martyr, mais le jeune « bien dans sa peau » vivant sur le mode du fun.
L’obligation d’être heureux et l’indécence du malheur
En 1923, le philosophe Alain écrivait un texte intitulé « le devoir d’être heureux », texte tout à fait emblématique d’un nouveau rapport à la douleur et à la souffrance. Alain condamne le malheur parce qu’il le juge facile, indécent et honteux. « Cachez votre malheur », dit Alain contre tous ceux qui, durant des siècles, ont exhibé et valorisé leurs peines. Alain n’avait certainement pas imaginé être si bien entendu en appelant au « devoir d’être heureux ». Le bonheur est devenu une norme. « Une nouvelle race de fautifs » est apparue, soutient P. Bruckner, celle des « tristes, des rabatjoie, des dépressifs » et il ajoute : « C’est une morale de battants qui investit la vie quotidienne […] il ne suffit plus d’être riche, encore faut-il avoir l’air en forme […] c’est toute une éthique du paraître bien dans sa peau qui nous dirige. » (L’Euphorie perpétuelle, Grasset, 2000)
Puisqu’il faut être heureux, on en est venu à en faire la revendication d’un dû. Souffrir est devenu intolérable et cette intolérance produit un effet bien paradoxal : alors que la souffrance était tempérée par un discours encourageant à la supporter avec joie, elle est aujourd’hui augmentée par l’injonction de l’ignorer. L’homme moderne (« post-moderne », diront certains) est interdit de souffrance. Tout ce qui peine et chagrine doit être dissimulé ; la vieillesse, la maladie, la mort sont cachées dans des hospices et hôpitaux, mais la dépression est devenue la maladie du siècle. Tout se passe comme si l’occultation de la mort et de la souffrance avait rendu les deux plus effrayantes, plus insupportables et scandaleuses.
Le droit au bonheur et à la plainte
Une culture de la plainte est apparue, et il faut entendre « plainte » au double sens juridique et psychologique. Souffrir étant devenu inacceptable, il faut – si possible – y trouver un coupable et l’on demande justice de toute souffrance.
On assiste alors à quelque chose comme le retour du refoulé : tout occupé à être heureux, l’homme moderne ne comprend pas pourquoi il ne l’est pas. Il s’insurge contre tout ce qui lui semble faire obstacle à ce bonheur auquel il travaille. Puisqu’il croit remplir son devoir de bonheur, il lui faut trouver un coupable extérieur (médecin jugé incompétent par exemple) à qui attribuer la faute, ou s’apitoyer sur plus malheureux que lui, se rassurant ainsi sur son propre sort.
Vers un autre rapport à la souffrance ? La souffrance mise en mots
Algophilie et algophobie ont montré leurs limites et des voix s’élèvent pour annoncer l’émergence d’un nouveau rapport à la souffrance. L’importance prise récemment par la pratique du récit de vie dans de nombreuses thérapies est à référer à cette troisième attitude. Ni amour de la souffrance, ni déni de la souffrance, la narration de la souffrance la tisse dans le texte d’une vie, toujours à retravailler. La souffrance rompt en effet le fil de notre histoire, il y a un avant et un après de telle maladie, de tel drame de la vie. Raconter permet de retisser le lien, de recoudre la déchirure. De spectateur impuissant qu’il était, le narrateur se fait auteur de sa vie ; il était patient (souffrant) il reconquiert son statut d’agent.
Sylvie Queval
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