Affaire Depardieu : les femmes parlent depuis longtemps
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22 janv. 2024 à 18:25
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Par Camille Wernaers pour Les Grenades
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16 femmes accusent désormais l’acteur français Gérard Depardieu de violences sexuelles et de harcèlement sexuel. Depuis 2020, deux plaintes pour viols ont été déposées par l’actrice Charlotte Arnould et la journaliste espagnole Ruth Baza, ainsi qu’une plainte pour agression sexuelle.
Cette plainte, déposée par la comédienne Hélène Darras qui l’accuse de l’avoir agressée sexuellement lors d’un tournage de film en 2007, a été classée fin décembre pour prescription, a indiqué ce lundi le parquet de Paris.
Même si ces faits sont prescrits, "je m’en fous", avait-elle confié à l’AFP début décembre. En déposant plainte, Hélène Darras a "voulu répondre à la défense, qui minimise nos dénonciations en disant que ce ne sont 'que' des témoignages".
L’acteur dément tout comportement pénalement répréhensible mais ce qu’on appelle désormais l’"affaire Depardieu" continue de faire grand bruit. Surtout depuis le 7 décembre dernier et les images révélées par l’émission Complément d’enquête, dans lesquelles l’acteur français multiple les propos misogynes et sexuels, notamment à l’encontre d’une fillette.
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Pas la première fois
Pourtant, ce n’était pas la première fois que des accusations portées envers Gérard Depardieu étaient révélées au grand public. Plusieurs mois auparavant, en avril 2023, des articles de fond sortaient à ce sujet sur le média en ligne Mediapart, écrits par la journaliste Marine Turchi.
Au cœur de cette enquête journalistique au long cours, qui a duré plusieurs années, on trouve le collectif Paye ton tournage, co-fondé par la monteuse Alice Godart, qui vit et travaille en Belgique dans le milieu du cinéma. Le but de Paye ton tournage était de mettre en avant des témoignages de sexisme dans ce milieu. Très vite, en 2020, Alice Godart est mise au courant des accusations qui pèsent sur Gérard Depardieu.
C’est le début d’un travail de longue haleine de collecte de témoignages dans cette affaire, dont Alice n’est pas sortie indemne. Pour Les Grenades, elle a accepté de raconter cette histoire méconnue : celle d’une longue chaine de femmes qui s’activent dans l’ombre pour réussir à visibiliser et dénoncer publiquement des accusations de violences sexistes et sexuelles.
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Comment tout cela a-t-il commencé ?
Alice Godart : Nous avons lancé Paye ton tournage en 2018 et nous sommes sorties de l’anonymat en 2020, lors des premières assises contre les violences faites aux femmes organisées par le collectif 50/50, qui travaille sur l’égalité et la diversité dans le monde du cinéma français. Lors de cet événement, nous avons lu certains témoignages récoltés par Paye ton tournage. À la suite de cela, j’ai été contactée par une femme de l’AAFA, l’association professionnelle des acteurs et actrices en France. Elle m’a parlé d’une actrice victime de Gérard Depardieu et m’a donné son numéro pour pouvoir la contacter.
Il s’agissait en fait de Charlotte Arnould, et j’ai découvert qu’elle vivait toute seule avec ce secret depuis des années. Elle m’a d’abord demandé si Paye ton tournage avait d’autres témoignages sur Depardieu. Nous anonymisons les témoignages mais nous avons une base de données qui permet de retrouver les femmes qui parlent et qui elles accusent, même s’il arrive que nous perdions leur trace. Elle souhaitait être mise en contact avec d’autres victimes, pour pouvoir compléter sa plainte en dressant un portrait de l’acteur, malgré la solidité sans équivoque de son dossier. Nous avons finalement retrouvé la trace de 7 victimes supplémentaires. Cela nous a donné beaucoup d’espoir.
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Est-ce que ces personnes ont tout de suite accepté de parler ?
Cela a été un long travail pour les rassurer, de plusieurs mois. J’ai énormément parlé avec elles, je les ai mises en contact avec l’avocate de Charlotte Arnould, ce qui a permis d’établir un profil d’agression et d’ajouter des détails à la plainte, mais c’était vraiment éprouvant. D’autant que nous constations toujours plus la grande solitude dans laquelle se trouvait Charlotte Arnould, alors que des films mettant en vedette Depardieu sortaient fréquemment.
J’étais notamment en contact régulier avec une autre actrice, qui ne sortira pas de l’anonymat, pour laquelle je me suis beaucoup inquiétée car elle était suicidaire à la suite des violences vécues. Je répondais à ses appels à 2h du matin, je contactais ses ami·es quand elle ne donnait pas nouvelles, j’ai essayé de lui trouver un nouveau logement, etc. Quand on parle de victimes, on parle de personnes qui sont fragiles et vulnérables et pour lesquelles vous devenez un repère, et bien souvent le seul qu’elles ont. À cause du caractère secret et potentiellement dangereux de ce sujet, je ne pouvais pas passer le relai facilement, c’est à moi qu’elles faisaient confiance.
La confiance des victimes est une question centrale dans les affaires de violences sexuelles. Je suis passée dans l’émission La bande originale sur France Inter pour parler de sexisme dans le cinéma. Quelques mois plus tard, Depardieu était invité dans la même émission pour présenter son film. Des victimes m’ont contactée à ce moment-là parce qu’elles ne comprenaient pas : elles commençaient tout juste à refaire confiance aux institutions et aux médias sur la question des violences sexistes et sexuelles. Je reste très en colère parce que le monde médiatique et le monde culturel étaient au courant depuis longtemps du comportement de Depardieu. Il faut arrêter de jouer les étonné·es.
J’étais devenue une vraie éponge à toutes ces différentes histoires. J’ai fini en détresse avec les victimes
Comment a débuté l’enquête de Mediapart ?
Plusieurs journalistes ont commencé à vouloir en savoir plus, à être curieux·euses par rapport aux témoignages que l’on relayait. La seule personne avec laquelle j’avais envie de collaborer, c’est Marine Turchi qui travaille dans ce média. Je me sentais en sécurité de l’aider à mon échelle dans ce travail avec elle, je savais que l’enquête serait rigoureuse et que les victimes ne seraient pas mises en danger. Elle a accepté. J’ai contacté chaque victime pour leur demander leur accord de participer à ces articles et si elles acceptaient d’être mises en contact avec la journaliste. Cela a fait très peur à certaines d’entre elles : un article, c’était très concret d’un coup, elles ont eu peur de retomber dans leur mal-être en témoignant à nouveau sur ce sujet.
Je dois préciser que je n’ai pas trouvé toutes les victimes, Marine Turchi en a trouvé également de son côté, en enquêtant. L’enquête a duré un certain temps, de 2021 à 2023, et j’ai dû continuer à rassurer les victimes pendant toute cette période car elles étaient persuadées que les articles ne sortiraient jamais. C’est pour cette raison que Charlotte Arnould a posté son témoignage sur les réseaux sociaux en décembre 2021, pour relater qu’un an s’était écoulé depuis la mise en examen de l’acteur et que ça n’avait rien changé, qu’il continuait à travailler comme si de rien n’était. Elle avait besoin de faire entendre sa voix. La sortie des articles a finalement eu lieu en avril 2023.
L’affaire Depardieu n’a pu sortir que grâce à un réseau souterrain de femmes, qui se sont parlé, qui ont travaillé ensemble
Comment cela s’est terminé pour vous ?
Je n’étais pas formée sur ces questions et je ne m’attendais pas à recevoir autant de témoignages concernant Depardieu. Je n’ai pas eu le réflexe de me protéger. J’étais devenue une vraie éponge à toutes ces différentes histoires. J’ai fini en détresse avec les victimes. Je pense que l’affaire Depardieu m’a plongée dans le burn-out et dans les épreuves de vie que j’ai subis par la suite. Aujourd’hui, j’ai appris à mettre mes limites, mais cela a pris du temps. D’autant plus, que mon job est dans le milieu du cinéma. Je devais faire semblant en permanence. Cela m’a fermé des portes dans mon milieu de parler de ce sujet et d’être présente pour les victimes. C’est un secteur qui ne fait pas de cadeau. Je venais de finir mes études et cette affaire m’a dégoûtée de mon métier. On a décidé de ne plus poster de nouveaux témoignages sur Paye ton Tournage. On continue d’autres activités, comme des formations. Les témoignages sont là, il y en a assez, cela n’a plus de sens de continuer à en publier, c’est aux pouvoirs publics de prendre leurs responsabilités.
À quel prix ces affaires sortent et arrivent à être connues du grand public ?
Pour cela, je suis heureuse de l’impact que l’émission Complément d’Enquête a eu, même si elle ne révèle rien de nouveau par rapport aux articles de Mediapart. Je suis un peu déçue que l’opinion publique ait changé sur Depardieu uniquement parce qu’on a entendu quelques phrases-chocs, plutôt que le témoignage de 16 femmes, sur 30 années de violences. C’est le côté sensationnel et croustillant qui a pris le dessus et tout le monde se réveille. Au-delà de Depardieu : qui l’a protégé toutes ces années ? Qui a financé ces films ? Ces gens-là vont rester en place. Il y a d’autres hommes violents dans ce milieu, on les laisse faire, on leur donne du pouvoir. Depardieu n’est pas le seul. Cette affaire n’amène pas encore à un questionnement plus large sur le monde du cinéma.
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Justement, le sexisme et les violences sexuelles se produisent partout, est-ce qu’il y a des spécificités au monde du cinéma, d’où à tout de même émergé le mouvement #MeToo en 2017 ?
C’est un milieu qui excuse beaucoup de dérives. On vend du rêve ! Si on roule sans ceinture lors d’un tournage et que la police nous arrête, les policiers vont plutôt demander des autographes que donner des contraventions. Il est courant qu’il y ait de l’alcool sur les plateaux, qui sont des lieux de travail. On passe notre temps à déroger aux règles, on applique mal la loi du travail. Il y a aussi le phénomène de starification et tout l’argent qui est en jeu lors d’un tournage…
En ce moment d’ailleurs, l’UPFF, l’Union des producteurs de films francophones, mène un travail sur une clause pour interruption de tournage en cas de harcèlement et de violence sexiste ou sexuelle. Ce serait une sorte d’assurance qui interviendrait si des violences se produisent lors d’un tournage, ce qui permettrait aux équipes d’être moins frileuses si des faits se produisent à cause du potentiel impact financier.
Au-delà de Depardieu : qui l’a protégé toutes ces années ? Qui a financé ces films ?
Concrètement, je constate que ce sont les associations de terrain qui prennent ce travail en charge, et pas du tout les institutions publiques. Ce travail et ces changements très lents se font sur le dos de femmes (et d’hommes) dans des associations ou collectifs, qui donnent de leur temps bénévolement, qui mettent leur carrière en pause ou qui font des burn-out. L’affaire Depardieu n’a pu sortir que grâce à un réseau souterrain de femmes, qui se sont parlé, qui ont travaillé ensemble. À quel prix ces affaires sortent et arrivent à être connues du grand public ? Sans parler des victimes : quelle réparation pour elles ? La plupart d’entre elles ne travaillent plus dans ce milieu, certaines sont sans emploi, sans logement, et se retrouvent dans une grande précarité, alors que leurs agresseurs continuent de tourner et de passer sur les plateaux de télévision.
Avec le collectif Elles font des films, nous avons mis en place trois formations sur la question des violences sexistes et sexuelles en France et en Belgique à destination des professionnel·les du cinéma, mais elles ne sont pas obligatoires pour participer à un tournage. Il faudrait des mesures politiques fortes, et plus de soutiens financiers envers ces associations de terrain. Elles font des films n’a par exemple pas reçu de subsides structurels pour soutenir son travail et a dû se séparer de sa coordinatrice, alors que c’est grâce à son embauche que des projets ont pu se concrétiser.
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Est-ce que vous constatez tout de même des améliorations ?
Oui. J’ai eu beaucoup de mal à faire accepter de travailler sur un sujet de mémoire féministe pendant mes études de cinéma, je me suis retrouvée très seule et j’ai dû tenir tête à l’époque. Aujourd’hui, des mémoires féministes sortent tous les ans de l’INSAS, l’école de cinéma à Bruxelles. Récemment, j’ai été membre du jury pour un mémoire féministe et cela m’a vraiment émue. Je crois beaucoup en la nouvelle génération.
Focus sur le stress vicariant
Évoquer ses difficultés face aux témoignages de violences sexistes et sexuelles collectés peut conduire à une forme de stress. On peut reconnaitre dans cette situation, la notion de " traumatisme par procuration ", ou stress vicariant, qui affecte celles et ceux qui travaillent au contact de personnes traumatisées, que ce soit pour recueillir leurs témoignages ou pour les soigner. "Par empathie, on voit, sent, entend, touche et ressent la même chose que la victime, en écoutant celle-ci raconter ses expériences en détail, dans le but d’atténuer sa propre douleur. Le traumatisme vicariant est la réaction physique qui se produit sur le coup lorsqu’un événement particulièrement horrible est relaté ou découvert ", écrit la psychologue Sophie Debauche. En Belgique, le collectif féministe OXO travaille sur cette question et propose des formations pour mieux s’en protéger.
Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be.
Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.
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