À l’ULB, quelle sanction pour les professeurs accusés de harcèlement sexuel ?
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18 janv. 2024 à 12:39
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Par Camille Wernaers pour Les Grenades
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Les Grenades avaient publié en 2020 et 2022 le témoignage de plusieurs étudiant·es envers un professeur de la haute école de traduction ISTI, qui a depuis été rattachée à la Faculté de Lettres, Traduction et Communication de l’Université Libre de Bruxelles (ULB).
Ces témoignages comprennent des accusations de harcèlement moral et sexuel envers des étudiantes. "[Il] m’a demandé mon numéro de téléphone privé. J’ai trouvé cela étrange. […] Ce professeur cherchait à ce qu’on le séduise, c’était ce qui était attendu de nous", expliquait Sophie (prénom d’emprunt) dans l’article.
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A la suite de notre article, une enquête a été menée par l’ULB sur des faits concernant une ancienne étudiante en particulier. Trois conseils académiques extraordinaires ont finalement été organisés en septembre 2023 afin de prendre une décision sur le maintien ou non de ce professeur (à ce moment-là suspendu) à ses fonctions.
A ces réunions étaient invité·es huit doyens, deux représentant·es du corps académique (c’est-à-dire des professeur·es), quatre étudiant·es, un membre du personnel de l’ULB et un membre du corps scientifique.
Les Grenades ont pu parler avec plusieurs personnes impliquées de près ou de loin dans ces réunions confidentielles.
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"Pas une réelle sanction"
Les personnes présentes ont pu entendre les faits qui étaient reprochés au professeur, ainsi que sa défense. Le dossier complet de l’enquête a également été mis à disposition, "mais très peu de personnes du conseil académique se sont déplacées pour en prendre connaissance dans son entièreté", nous dit-on.
Si même nous, en tant qu’institution, ne pouvons pas prendre des sanctions sévères, qui le peut ?
Selon nos informations, la rectrice de l’ULB, Annemie Schaus, a demandé la démission disciplinaire du professeur lors de ces réunions, c’est-à-dire la sanction prévue par le décret qui s’applique au personnel académique employé par la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Un premier vote a eu lieu sur cette démission. Elle a été refusée à 10 voix contre (qui seraient celles des professeur·es et des doyens de l’ULB) et six voix pour (celles des représentant·es des étudiant·es, du personnel administratif de l'ULB et du personnel scientifique).
Un deuxième vote a alors eu lieu sur la sanction qui devait être prise envers ce professeur. La décision finale a été la perte d’un cinquième du salaire du professeur pendant trois mois. "Ce n’est pas une réelle sanction", réagissent de la même manière plusieurs sources. "C’est ridicule !", s’insurge même l’une d’entre elles.
Rapports de pouvoir au sein des universités
Selon certaines personnes présentes lors de ces réunions, cette situation est due à "une mauvaise compréhension des rapports de pouvoir qui existent entre un professeur et ses étudiant·es. On a pu entendre lors des conseils académiques extraordinaires sur cette affaire que rien n’interdisait d’envoyer des SMS à une étudiante à 22h… que ce n’était pas une raison suffisante pour briser la carrière de quelqu’un. Si même nous, en tant qu’institution, ne pouvons pas prendre des sanctions sévères, qui le peut ? J’ai senti que certaines personnes étaient pressées d’en finir, qu’elles avaient d’autres choses à faire… est-ce qu’elles ont bien compris l’enjeu de cette sanction ? On parle de protéger nos étudiantes ! Ce sont des violences qui peuvent impacter leur parcours académique, l’étudiante en question a d’ailleurs arrêté ses études, voire leur carrière par la suite."
Et il n’y a pas que du harcèlement sexuel, qui se produit souvent de manière subtile et discrète, il y a aussi des cas de harcèlement moral qui se font en public, des étudiantes traitées d’idiotes devant tout le monde
Les personnes auxquelles nous avons pu parler se disent toutes "écœurées" et "choquées" par ce qu’elles ont découvert en prenant connaissance des faits et de l’enquête menée par l’ULB.
"Ce n’est pas un professeur qui se comporte mal une fois, et une seule personne qui le dénonce. C’est toute une ambiance qui est instaurée dans ses classes par cet enseignant. Et ce qui m’inquiète vraiment, c’est que le professeur n’a pas du tout eu l’air de comprendre de quoi il était accusé. Pour lui, il s’agit d’une relation tout à fait consentie. Aujourd’hui, il peut officiellement à nouveau donner cours, c’est-à-dire se retrouver dans une position d’autorité sur des étudiantes", explique une personne présente aux réunions en question.
Diabolisation de la victime
Pour certaines de nos sources, la demande de démission disciplinaire formulée par la rectrice de l’ULB "n’était pas du tout disproportionnée, surtout quand on a lu l’enquête qui a été menée. Il y a des dizaines de témoignages concordants et des éléments de preuve dans ce dossier de plusieurs centaines de pages, dont des captures d’écran."
On entend toujours les mêmes arguments face aux dénonciations des victimes : elle l’a voulu, elle est majeure, elle est consentante, elle se venge, etc.
Pour autant, "la défense du professeur a surtout visé à charger l’étudiante, en la décrivant comme une femme séductrice qui veut se venger. C’est toujours le même discours de diabolisation de la victime qui revient. Les personnes qui font partie du conseil académique ne sont pas formé·es sur ces sujets et ne peuvent donc pas reconnaître le problème. Personnellement, je n’ai pas été convaincu par les explications du professeur. La sanction qui a été prise est une énorme déception pour moi, une désillusion même. Des sanctions intermédiaires auraient pu être envisagées, par exemple le maintien de la suspension de ce professeur", observe encore un membre du conseil académique.
Une procédure différente
Dans cette affaire, la procédure est particulière car il ne s’agit pas directement d’un professeur employé par l’ULB mais par une haute école liée à l’ULB : il est donc employé par la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Si le professeur avait fait partie du personnel de l’ULB, c’est une commission disciplinaire, principalement composée de juristes, qui aurait statué sur la sanction appropriée, et non des conseils académiques extraordinaires. Les sanctions que peut prendre cette commission sont de deux ordres : la sanction mineure d’un côté, qui consiste en un rappel à l’ordre, et les sanctions majeures de l’autre, dans lesquelles on trouve la réduction de salaire, la suspension de l’exercice des fonctions (avec ou sans salaire), la démission d’office, et la révocation.
Néanmoins, ce qui ressort de cette affaire pour différent·es actrices et acteurs du dossier, "c’est la faiblesse du cadre légal qui interdit des relations entre professeur·es et étudiant·es au sein des universités. Une simple charte interne, avec des éléments très flous, ne suffit pas."
La question d’une interdiction plus claire de certains comportements des professeurs envers les étudiant·es est également arrivée sur la table des autorités académiques (et a d’ailleurs fait l’objet de recommandations d’Unia en 2021) : "On n’arrivera jamais à anticiper tous les comportements problématiques, et à les lister : ceux qui voudront commettre des violences pourront toujours contourner ces règlements. Dans le règlement actuel de l’ULB, rien n’interdit en effet clairement d’envoyer des SMS la nuit à des étudiant·es, mais les professeurs sont tenus à une déontologie qui n’admet pas ce type de comportements. Je préférerais travailler sur cette déontologie plutôt qu’essayer de tout lister dans un règlement. Mais si cela ne fonctionne pas, on le fera", admet la rectrice de l’ULB, Annemie Schaus, interrogée par Les Grenades.
"Un choc entre deux mondes"
Michel Verstraeten, vice-recteur à la politique académique en charge de la politique de diversité et de genre, précise : "A chaque signalement, c’est un choc entre deux mondes : le monde des victimes, dans ce qu’elles ont vécu de terrible, dans leur déstabilisation, et le monde du droit, de la preuve, du droit à la défense, qui est tout à fait normal. On constate que ce sont deux mondes qui ne se parlent pas bien, et encore moins dans le cadre d’une instruction disciplinaire."
Une forme d’emprise se met en place, liée à la figure d’autorité que représente un professeur. Quel·le étudiant·e dirait non à un professeur qui lui propose de discuter de son intervention brillante ?
Annemie Schaus abonde : "Je suis avocate et juriste, les règles juridiques sont importantes pour moi. Cependant, face à la jeunesse et aux nombreux abus de pouvoir qui se produisent, nous sommes aujourd’hui démuni·es… mais pas découragé·es. Dans cette affaire-ci, nous ne pouvons rien faire de plus", indique-t-elle en précisant que le contenu des conseils académiques est confidentiel. "Ce n’est pas la seule affaire que nous avons dû traiter. Et il n’y a pas que du harcèlement sexuel, qui se produit souvent de manière subtile et discrète, il y a aussi des cas de harcèlement moral qui se font en public, des étudiantes traitées d’idiotes devant tout le monde, etc. C’est une minorité de professeurs mais il est vrai que nous y sommes confronté·es et que nous devons prendre nos responsabilités", poursuit-elle.
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Entre 2021 et 2022, le nombre de signalements auprès de la cellule Cash-e, le Centre d’accompagnement et de soutien dans les risques de harcèlement envers les étudiant·es (créé au sein de l’ULB en 2020), s’élève à 159, pour des cas de violences sexuelles et de violences morales. Les victimes sont majoritairement des femmes. 26% des signalements de harcèlement moral se sont produits lors des cours, lors de travaux pratiques ou lors d’examens. 6% des signalements de violences sexuelles se sont produits durant les cours. La majorité des signalements de violences sexuelles (76%) se produisent dans le milieu festif estudiantin.
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Face à ces différentes situations, une procédure spécifique pourrait être créée, notamment pour les cas de harcèlement sexuel et de violences sexuelles. "On y réfléchit, pour le personnel de l’ULB, pour le personnel des hautes écoles rattachées à l’ULB et aussi pour les cas de violences entre étudiant·es, qui sont nombreuses et pour lesquelles la procédure actuelle n’est pas toujours adaptée", souligne Annemie Schaus.
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Sensibiliser aux mécanismes qui permettent les violences
Pour Michel Vertraeten, qui a mené l’enquête sur le professeur de l’ISTI (comme le prévoit la procédure), il est également "important de sensibiliser les étudiantes aux mécanismes qui permettent ces abus de pouvoir et ces violences, et qui sont encore méconnus du grand public. Cela se passe toujours de la même façon : un professeur va valoriser une étudiante, la mettre sur un piédestal, lui dire que son intervention était brillante. Puis, cela va plus loin, par petits pas, une fois qu’un pied a été mis dans la porte et qu’une première ligne de défense a été dépassée. Le professeur propose d’aller boire un verre ou d’aller marcher dehors. Les signaux d’alerte ne sont pas toujours clairs et la victime ne se rend pas compte de ce qu’il se passe. C’est comme cela qu’une forme d’emprise se met en place, liée à la figure d’autorité que représente un professeur. Quel·le étudiant·e dirait non à un professeur qui lui propose de discuter de son intervention brillante ?"
"On entend toujours les mêmes arguments face aux dénonciations des victimes : elle l’a voulu, elle est majeure, elle est consentante, elle se venge, etc.", confirme Annemie Schaus.
Selon les autorités de l’ULB, des campagnes et des vidéos de sensibilisation sont déjà créées pour cibler les étudiant·es sur la question des violences et du harcèlement. Elles sont notamment prévues dans le Plan de diversité adopté par l’université. Pour les professeur·es, des vidéos seront également diffusées à leur attention et une formation de sensibilisation est prévue pour la rentrée prochaine. Il n’a pas encore été décidé si cette formation devait être obligatoire ou non, "ce qui est contraire à l’ADN de l’ULB", souligne la rectrice.
Plusieurs professeurs interrogé·es nous expliquent en effet que l’obligation de suivre une formation est une question importante car cela pourrait créer des réactions de rejet envers la formation, qui serait contreproductive.
Les étudiant·es victimes de violences peuvent s’adresser à Cash-e par ici.
La réaction du professeur
L'avocat du professeur, Me Antoine Chomé, a tenu à réagir.
"Mon mandant a fait l’objet d’une instruction disciplinaire pour des faits supposés de harcèlement vis-à-vis d’une étudiante. Ce dernier a entretenu une relation amoureuse d’une dizaine de mois qui a débuté alors que l’étudiante avait quitté l’université depuis de nombreux mois, qu’elle était alors âgée de 26 ans et occupait un emploi stable.
Ce n’est que 10 mois après la fin de cette relation amoureuse que l’ex-compagne de mon client a décidé de déposer plainte pour des faits supposés de harcèlement survenus lorsqu’elle était encore étudiante.
A l’issue d’une enquête fouillée impliquant l’audition de vingtaines de témoins (professeurs et étudiants), les faits de harcèlement se sont révélés infondés.
Il a également été constaté que l’étudiante concernée avait varié à de nombreuses reprises dans ses explications et était revenue sur un témoignage initial dans lequel elle louait les qualités professionnelles de son ancien professeur et contestait toute forme de harcèlement.
Deux instances indépendantes et paritaires (composées de membres du personnel, du corps professoral, d’une dizaine d’étudiants) ont considéré que ce dernier n’avait commis aucun acte qualifiable de harcèlement.
Ces deux instances (composées d’une trentaine de personnes au total) ont estimé que l’enseignant avait toujours sa place en qualité de professeur au sein de l’ULB. Le seul reproche émis par les instances disciplinaires concerne le mode de communication à savoir l’utilisation de la messagerie Whatsapp entre le Professeur et les étudiants.
Il nous appartient, à tous, de respecter ces décisions prises à l’issue d’un débat contradictoire et par des organes indépendants et élus démocratiquement en ce qui concerne le Conseil académique de l’ULB.
Il est, par ailleurs, inacceptable que l’ULB ne respecte pas les décisions prises par ses propres instances et se refuse de réintégrer l’enseignant concerné.
Cette attitude me semble peu compatible avec les valeurs de respect, de dignité et de délicatesse que l’on est en droit d’attendre d’une université."
Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be.
Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.
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