Taous Merakchi : « Être une femme, c’est vivre en surveillant en permanence ses arrières »
Publié le 11 juin 2022 à 17h00
Taous Merakchi : « Être une femme, c’est vivre en surveillant en permanence ses arrières »
Taous Merakchi : « Être une femme, c’est vivre en surveillant en permanence ses arrières » - © Simoné Eusebio/Flammarion
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Dans son essai à l'écriture incendiaire « Vénère », Taous Merakchi questionne à l’aune de sa propre histoire les origines et les conséquences de la colère des femmes qui, comme elles, n’en peuvent plus de vivre « dans un monde d’hommes ».
Par Charlotte Arce
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« Je ne suis pas une femme, je suis un volcan ». C’est sur ces mots que Taous Merakchi entame « Vénère », son cinquième livre paru en mars aux éditions Flammarion. Autrice et podcasteuse, celle qui a longtemps officié sous le pseudonyme de Jack Parker n’a pas peur de le dire : elle est une femme en colère. En rage, même, de devoir grandir dans un monde dominé par les hommes, et qui n’a jamais été pensé pour elle et ses semblables.
Alors que cette émotion « a longtemps bouillonné à petit feu au creux de ses tripes », Taous Merakchi a finalement décidé d’y consacrer un essai. Dans cet ouvrage à l’écriture incendiaire, elle dissèque les origines de ce courroux qui ne la quitte pas depuis l’adolescence. Elle y analyse aussi les raisons pour lesquelles, encore aujourd’hui, être une femme en colère est si mal vu dans notre société et désigne sans pincettes les responsables : les hommes et notre société patriarcale. Rencontre avec une autrice à la rage créatrice.
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ELLE. QUELLE A ÉTÉ LA GENÈSE DE « VÉNÈRE » ?
Taous Merakchi. Tout ce que je crée naît d’une obsession qui, si elle dure, devient généralement un livre ou un podcast. Dans le cas de la colère, c’est une émotion que je connais depuis toute petite, mais sur laquelle je me suis beaucoup interrogée depuis quelques années, notamment sur la façon dont elle est représentée. C’est dû au fait que je lis de plus en plus de romans qui ont pour héroïnes des femmes en colère. Pour la première fois, j’ai vu des mots posés sur ce que je ressentais. Jusqu’à présent, je n’avais jamais vu de représentation positive ou réaliste de femme en colère. Je me suis donc dit qu’il y avait peut-être quelque chose à faire, même si je ne savais pas encore sous quelle forme. J’ai commencé à écrire dessus sur mon blog payant Patreon, et c’est en voyant les réactions des lectrices qui me disaient ressentir la même chose que j’ai décidé de me lancer.
ELLE. EST-CE QUE LE PROCESSUS DE GESTATION A ÉTÉ LONG ? EST-CE QUE ÇA A ÉTÉ COMPLIQUÉ DE METTRE DES MOTS SUR UNE ÉMOTION AUSSI VISCÉRALE, ANIMALE, QUE LA COLÈRE ?
Taous Merakchi. Ça a été compliqué pendant longtemps, mais c’est en écrivant mes posts de blog que j’ai compris que j’avais débloqué ma façon d’en parler et qu’enfin, ça sortait de façon intelligible. J’ai tellement mûri ce sujet qu’une fois que je me suis lancée, c’est parti tout seul.
Ce qui est drôle, c’est que lorsque j’ai vendu l’idée de « Vénère » à mon éditeur, j’imaginais quelque chose de beaucoup plus théorique, en racontant la colère au féminin à travers les âges. Sauf que j’adore lire ce genre de livres, mais je ne sais pas les écrire ! J’ai donc bloqué rapidement dans l’écriture. Mon éditeur m’a suivi en m’expliquant que je devais écrire ce que je ressentais. Une fois qu’il m’a ouverte cette porte-là, j’ai écrit par impulsion et par éruption, je me jetais sur mon ordinateur et j’écrivais pendant des heures dans une transe bizarre. Je me suis dit qu’ils allaient couper plein de passages et finalement ils n’ont pas changé une virgule.
ELLE. DANS « VÉNÈRE », TU TE LIVRES ÉNORMÉMENT POUR EXPLIQUER LES ORIGINES DE TA COLÈRE, MAIS AUSSI LES CONSÉQUENCES QU’ELLE A PU AVOIR SUR TA VIE, NOTAMMENT SUR TA SANTÉ. CETTE DIMENSION AUTOBIOGRAPHIQUE EST-ELLE IMPORTANTE À TES YEUX ?
Taous Merakchi. J’ai besoin de partir d’expériences personnelles pour verbaliser des réflexions plus globales après. C’est aussi parce que j’aime beaucoup lire des histoires très personnelles et que je comprends mieux les choses par l’exemple. Rien ne me convainc plus que de lire le témoignage de quelqu’un, que d’avoir un aperçu de l’intérieur de son esprit. Et je pense que sur un sujet comme celui de la colère, c’est par des exemples concrets que l’on peut convaincre les gens au féminisme et aux enjeux sociaux.
ELLE. DANS « VÉNÈRE », TU ÉCRIS QUE « TA COLÈRE EST INTRINSÈQUEMENT LIÉE À TA FÉMINITÉ, PARCE QUE C’EST DANS LE BRASIER DE TA CONSTRUCTION EN TANT QUE FILLE, PUIS FEMME, QU’ELLE S’EST FORGÉE ». QUEL EST CE LIEN ENTRE FÉMINITÉ ET COLÈRE ?
Taous Merakchi. Longtemps, je me suis construite dans l’opposition à ma féminité parce que j’ai grandi dans une société qui m’a toujours dit qu’être fille c’était nul, ou en tout cas moins bien qu’être un garçon, que c’était plein de désavantages et que ça fermait plein de portes. Du coup, comme beaucoup de personnes, je me suis trompée d’ennemi pendant longtemps. J’ai cru que le problème, c’étaient les femmes parce qu’on était trop faibles et trop nulles. Jusqu’au moment où il y a eu cette déconstruction progressive et cette éducation féministe qui m’ont ouvert les yeux. Pendant des années, on a réussi à me rendre ennemie de ma propre cause et de moi-même ! J’ai longtemps été en colère envers ma féminité, et ça s’est transformé en colère contre le patriarcat vis-à-vis de ma féminité. J’ai enfin changé de cible, mais je suis toujours en colère contre les années qu’on m’a volée et contre la façon dont je me perçois et qui ne sera jamais dénuée de tous ces biais qu’on m’a inculqués.
ELLE. DANS « VÉNÈRE », TU EXPLIQUES AUSSI QUE TA COLÈRE EST LIÉE À LA PEUR QUE SUSCITENT LES HOMMES CHEZ TOI. POURQUOI ?
Taous Merakchi. Parce que risque beaucoup trop cher à leur contact ! On pense tout de suite au viol, au meurtre, à la violence physique… Mais il y a aussi toute cette domination psychologique dont ils ne se rendent absolument pas compte. Ces regards, ces attitudes, ces façons de répondre à certaines choses que l’on vit, que l’on fait et qui sont d’une violence continue. Toutes ces micro-agressions dont on parle mais pour lesquelles on nous répond que ce n’est pas si grave. Mais quand on les accumule sur toute une vie, ça finit par rendre zinzin. Un exemple : j’ai actuellement des travaux sur les deux façades de mon immeuble, et il y a des ouvriers qui me regardent constamment alors que je suis chez moi, qui me sourient, qui me font coucou, qui me disent « bonjour, vous êtes très jolie » quand je sors de l’immeuble… Je suis chez moi et je ne peux pas exister ! Être une femme, c’est vivre en imaginant tout le temps dix scénarios catastrophe, surveiller en permanence ses arrières, et c’est vraiment usant.
ELLE. ENCORE AUJOURD’HUI, LES FEMMES EN COLÈRE SONT TAXÉES D’HYSTÉRIQUES, DE FOLLES. POURQUOI CETTE COLÈRE FÉMININE EST-ELLE À TEL POINT TABOUE ?
Taous Merakchi. Je ne sais pas pourquoi, mais manifestement, on a toujours interdit aux femmes cette émotion-là. Cela remonte aux œuvres de l’Antiquité. Il n’y a qu’à voir le personnage de Médée, qui a de très bonnes raisons d’être en colère mais qui est décrite comme une folle assassine dont la colère a dépassé les limites. Les femmes en colère sont des monstresses, des folles à lier. À l’inverse, la colère des hommes est valorisée. Elle est perçue comme héroïque, vengeresse, guerrière…
On n’a pas droit d’être en colère s’il n’y a pas de vernis derrière qui correspond à des critères choisis par les hommes. Je l’ai moi aussi constaté en grandissant : à chaque fois que je faisais preuve de colère, de vulgarité, d’agressivité, on me l’a toujours reproché et on l’a toujours mis en opposition avec mon genre féminin.
ELLE. PENSES-TU QUE TU SERAIS MOINS EN COLÈRE SI ON NE VIVAIT PAS DANS UNE SOCIÉTÉ PATRIARCALE ?
Taous Merakchi. Bien sûr ! J’aurais toujours des raisons d’être en colère, mais ça ne serait pas aussi démentiel que ça l’est aujourd’hui. Si on était dans un monde où on ne considérait pas la féminité comme une faiblesse assignée à la naissance, j’irais beaucoup mieux.
ELLE. COMMENT VIS-TU AVEC CETTE COLÈRE AUJOURD’HUI ? ARRIVES-TU À MIEUX LA CANALISER, À LA TRANSFORMER EN QUELQUE CHOSE DE CONSTRUCTIF ?
Taous Merakchi. Écrire « Vénère » m’a certes permis de canaliser ma colère, mais surtout de revendiquer ma propre façon de l’exprimer. Ça m’a fait du bien de pouvoir parler publiquement, sans rougir, de cette fameuse colère immature et adolescente que je décris. J’en ai longtemps eu honte parce qu’en parler ainsi, ça ne ramène pas le Goncourt, ça ne fait pas Virginie Despentes ou Adèle Haenel. Mais ça me fait moi et c’est déjà pas mal. J’ai énormément de retours de lectrices qui me remercient, qui me disent s’être reconnues dans mes mots, donc mission accomplie. Cette colère, je vis toujours avec, il arrive encore qu’elle me parasite. C’est aussi pour ça que le livre ne se termine pas avec des conseils sur la méditation ou le yoga. Il n’a jamais eu vocation à être un livre de développement personnel.
Comme je l’écris, « je suis, je reste et je demeure éternellement vénère », mais j’espère que cette colère pourra un jour être un peu moins brute, un peu plus distillée.
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