Les copines se sont réunies chez Julia, 10 ans, pour s’entraîner. A quoi ? « A devenir une star », bien sûr ! Comme leurs idoles des émissions de télé, au destin merveilleux. Elles essayent
tout ce qui traîne : jean moulant, minidébardeurs, pattes d’éph’ taille basse, baskets à semelles compensées et ceinture cloutée. Manon, 11 ans, poitrine inexistante mais un brillant collé au
nombril, enfile avec délice un soutien-gorge avec coussinets en dentelle. Sa mère lui a interdit d’en acheter. « Ça fera sexy avec le débardeur et les manches en résille ? » interroge-t-elle
à la ronde, l’air concentré et les reins cambrés. Maîtresse de cérémonie, Julia enclenche le magnéto et, cramponnée au micro, se lance dans un remake torride du clip de Britney Spears, “I’m a
Slave for You…” (« Je suis ton esclave… »).
Comme tant d’autres fillettes de 7 à 12 ans, Julia est déjà une petite reine de la consommation et de la "branchitude". Avec ses vêtements sexy, les regards sur elle ne sont jamais neutres. «
Le monde des adultes est très provocant sexuellement, analyse le professeur Alain Lazartigues, chef du service de pédopsychiatrie au centre hospitalo-universitaire de Brest. Les gamines
miment ce monde, mais ne le vivent pas sur le même niveau que nous, adultes, car elles ont une sexualité immature. Elles désirent le désir, mais ne pressentent pas le danger de l’excitation
qu’elles provoquent. »
Adultes-enfants : la confusion des genres
Par-dessus tout, Julia ne veut plus être traitée comme une enfant. « Aujourd’hui, la référence parentale reste déterminante jusqu’à l’âge de 5 ans ; au-delà, les fillettes tendent vers
l’adolescence, décrypte Gérard Guillot (1), responsable de l’Unité de philosophie, sciences humaines et sciences de l’éducation à l’Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) de
Lyon. Elles s’identifient très tôt à leurs sœurs plus âgées ou à leurs idoles. Et adoptent les codes de l’adolescence où l’apparence est décisive. A travers leurs mimiques, elles s’essayent à
être. C’est le travail de l’identité. Or, les normes de l’apparence sont fortement induites par les médias, la pub et le star system… »
Gavées de “Star Academy”, ces préados se laissent docilement aller à ce rêve pervers, en apparence accessible, d’être elles aussi "castées" et découvertes. Le piège fonctionne à merveille.
Témoin, l’émission “Graines de star” qui a baissé l’âge limite des candidats à 12 ans. Et leur fournit des grandes sœurs idéales sur mesure comme Alizée, Lorie, ou Priscilla qui fait un tabac :
à 13 ans, cette nymphette prodige, au collège toute la semaine, donne des concerts le week-end. De quoi faire se pâmer toute une génération.
Mais en attendant leur billet pour la gloire, ces "fillettes" consomment comme des ogresses. En quelques années, ces "tweenagers" (entre enfance et adolescence) sont devenues "la" cible de
choix des multinationales, qui leur confèrent un pouvoir décisionnaire au sein de la famille. Les pubs les vendent à toutes les sauces : lait, voitures, disques, fringues… « Partout, les
enfants de 6 à 12 ans dictent à des parents médusés, ou tout simplement largués, ce qu’ils doivent faire ou ce qu’il faut acheter, analyse Gérard Guillot. La vie des adultes, des ringards
passéistes, n’est jamais présentée comme enviable, à l’inverse de celle des enfants, toujours idéale. Résultat : les petites filles sont victimes du phénomène croisé de l’infantilisation des
adultes et de la "parentalisation" des enfants. La confusion des rôles sociofamiliaux et générationnels qui en résulte est très perturbante pour les fillettes. »
« C’est la société de l’enfant roi, renchérit Alain Lazartigues. Crise de la famille oblige, il est devenu le véritable fondement du couple, le modèle total, idéal. De plus en plus désiré, il
est omnipotent. Beaucoup d’adultes n’osent plus interdire et confondent autorité avec autoritarisme. » Entre matraquage publicitaire et parents démissionnaires, les petites filles sont donc
livrées à leur désir narcissique. Elles veulent « ce que tout le monde a », résume, placidement, une petite crâneuse de 7 ans au sourire carnassier. Beauté, mode, musique et accessoires, elles
écument fiévreusement tous les rayons. « Soigneusement téléguidées par une presse ado de plus en plus complice qui en décortiquant le look de leurs idoles, les pousse à la consommation »,
dénonce Patrice Blanc, secrétaire général de l’institution du Défenseur des enfants (2), qui milite auprès des éducateurs.
1- Auteur d’Art et identité : adolescence provoquée, adolescence provocante in A propos de l’adolescence, et Du besoin au désir in Art et
éducation : pratiques et enjeux (Les Cahiers-Médiations, Villeurbanne : Institut d’Art Contemporain, 1998).
2- Autorité indépendante dont le rôle est : recevoir, analyser et tenter de faire aboutir des cas pour lesquels les droits de l’enfant n’ont pas été respectés ou qui n’ont pu être résolus par
les multiples structures existantes. www.defenseurdesenfants.fr
De l’enfant roi à l’enfant proie
Côté jouets aussi, c’est une révolution. Exit les poupées princesses : « C’est nul ! » assène carrément un petit ange de 8 ans en dos nu, au rayon jouets des Galeries Lafayette, à Paris. Vive
les poupées Bratz ("petite peste" en anglais), branchées, provocantes et graines de star. L’industrie du cosmétique n’est pas en reste. Les marques de grande diffusion leur consacrent tout
spécialement des gammes de maquillage et de soins, aux tons pastel, fluo ou pailletés. Les marques de vêtements accentuent encore cette érotisation larvée. De nouvelles lignes XXS mettent en
avant les attributs encore inexistants des fillettes.
« On passe de l’enfant roi à l’enfant proie, analyse Gérard Guillot. La consommation des apparences est un enjeu à la fois identitaire, économique et existentiel. Sans interdit et sans cadre,
ces enfants errent, prisonnières du regard de l’autre pour exister. On les transforme en objet de désir, alors qu’elles n’ont pas encore les moyens d’être sujets de désir, car elles n’ont ni
l’autonomie, ni la maturité des adolescentes. » Ces fillettes s’exposent, sans le savoir, et se forgent une idée de la sexualité et de l’amour centrée sur la consommation de sexe.
« C’est un paradoxe de notre société, résume, navré, le professeur Daniel Marcelli (auteur de “L’Enfant, chef de la famille”, Albin Michel, 2003), pédopsychiatre. D’un côté, les adultes
honnissent les pédophiles ; de l’autre, ils donnent à voir leurs enfants comme des objets sexuels. Largement complices, les familles n’en sont pas toujours conscientes, à cause de la pression
sociale : “C’est la mode, qu’est-ce que l’on peut y faire !” Et ces mères complices qui accompagnent leurs filles lors de leurs achats projettent sur elles une réparation narcissique (“Mon
enfant, ma poupée, sera celle que je n’ai pas pu être”), ou bien sont dans une course à la jeunesse éternelle. » A l’image d’Evelyne, 40 ans, maman-grande sœur de Clara, 12 ans, aux mèches
décolorées, qui dit aimer qu’on la confonde avec sa fille. Le look puissamment érotique de Clara (collier SM et string) ne la trouble pas du tout : « Quand on a un beau string, pourquoi ne pas
le montrer ? demande-t-elle. Il faut vivre avec son temps, assumer ses enfants comme ils sont. Clara a du style et ça dérange les autres. Mais on ne va pas pour autant revenir aux uniformes !
Moi je porte un string apparent et tout le monde me respecte. »
Martine Nisse, psychothérapeute familiale spécialiste des abus et maltraitances familiales, va plus loin : « Il y a une exploitation dangereuse et suspecte du corps des enfants. C’est très
subtil. Pour les enfants, otages du désir des parents, difficile de s’opposer. Surtout si la mère confond son corps avec celui de sa fille. »