RECONSTRUCTION
La dépression nous éloigne de nous-mêmes
Prendre de la distance avec les souvenirs positifs, se les remémorer avec un point de vue de spectateur, et non d'acteur : tel est l'un des plus étranges troubles dont souffrent les personnes
déprimées.
Tristesse pathologique, désintérêt, lenteur à la prise de décision, difficultés d'attention et de concentration, perte de l'incitation à agir : plusieurs de ces symptômes, réunis chez une même
personne, peuvent être le signe d'une dépression. Mais cette maladie présente une autre particularité : elle ne se contente pas d'éloigner les personnes déprimées de leur entourage, elle les
éloigne aussi d'elles-mêmes. Car leur mémoire, outre qu'elle est affaiblie et privilégie les souvenirs douloureux, les fait se souvenir de ce qu'elles ont vécu comme si elles en étaient
spectatrices, et non pas actrices. Ce phénomène, très particulier au regard des autres troubles de mémoire dont se plaignent les personnes déprimées, est au coeur des recherches les plus récentes
: comment expliquer ce « changement de point de vue » ?
Les premières études scientifiques visant à catégoriser les déficits de mémoire des patients atteints de dépression ont été réalisées au cours des années 1960. En 1964, Alfred Friedman, de
l'université de Philadelphie, a ainsi comparé des sujets présentant une dépression d'intensité sévère à des sujets normaux [1] . Patients et sujets étaient appariés
pour le sexe, l'âge, le niveau socio-éducatif, la religion, le lieu de naissance et le statut marital. Tous étaient soumis à une batterie de trente-trois épreuves explorant les fonctions
mnésiques à court terme et à long terme, le niveau d'abstraction et de raisonnement logique, les habiletés perceptives, la rapidité psychomotrice et les capacités attentionnelles. Résultat : les
patients déprimés souffraient de déficits de leur mémoire à court terme et d'une diminution de leur capacité à maintenir une attention et une concentration soutenues, mais leurs performances
étaient comparables à celles du groupe témoin dans les autres domaines. Ces résultats ont été amplement confirmés au cours des trente années suivantes [2] .
Trois déficits
Puis les neuropsychiatres se sont attachés à identifier la phase du processus de mémorisation affectée par la dépression. S'agit-il de la phase d'encodage, qui caractérise l'enregistrement et la
saisie de l'information ? De la phase de consolidation, qui permet le stockage transitoire ou définitif de cette information ? De la phase de restitution de l'information, qui constitue la preuve
ultime de la mémorisation ? Ou de plusieurs d'entre elles ?
Pour le savoir, l'approche utilisée consiste, dans ses grandes lignes, à demander aux patients d'apprendre une liste de mots et de restituer ces derniers lors de différents exercices, leurs
performances étant comparées à celles de sujets non déprimés. Les multiples études réalisées ont permis de mettre en évidence trois grands types de déficits.
D'abord, les patients déprimés ont des difficultés pour organiser lesitems de la liste (par exemple en regroupant les mots appartenant à la même catégorie comme les noms de fruits,
d'outils, etc.). De plus, lorsqu'on leur demande de restituer tous les items dont ils se souviennent, ils en citent moins que les sujets témoins. Enfin, ils font preuve d'une
plus grande propension à mémoriser les items ayant une valeur émotionnelle négative ou neutre que ceux ayant une valeur émotionnelle positive. Reste que, si les patients déprimés
ont indéniablement des difficultés à restituer les informations apprises, ces difficultés dépendent pour beaucoup de la façon dont leur sont posées les questions visant à évaluer leurs capacités
mnésiques. En effet, cette formulation peut, à elle seule, empêcher ou faciliter l'accès au souvenir.
Rappel libre
Ce constat ressort de façon flagrante selon que l'on utilise des tests dits de « rappel libre » ou des tests dits de « reconnaissance ». Lors de la tâche de rappel libre, après avoir présenté au
sujet une liste de mots, on demande au patientde restituer spontanément les mots de cette liste : « Quels mots composent la liste que je vous ai présentée antérieurement ? » Lors
de la tâche de reconnaissance, la demande consiste en deux types de questions : « Avez-vous vu ce mot dans la liste précédente ? » ou : « Parmi ces deux mots, lequel
avez-vous rencontré auparavant ? »
Confrontés à ce second type d'exercices, les patients déprimés ont peu ou prou les mêmes résultats que les sujets témoins pour les tests de reconnaissance. En revanche, leurs performances sont
nettement inférieures dans les tests de rappel libre [3] . Cela est vraisemblablement dû au fait que dans les tests de reconnaissance, la question posée inclut un
indice, ce qui n'est pas le cas dans les tests de rappel libre.
Mais ce n'est pas tout. Des exercices de rappel libre avec des questions du type : « Souvenez vous d'un événement heureux survenu il y a cinq ans » font ressortir que les
patients déprimés en phase aiguë produisent des souvenirs autobiographiques comportant peu de détails spécifiques [4] . Leur « mémoire autobiographique », autrement dit
leur capacité à récupérer des informations personnelles concernant des événements autobiographiques (par exemple une rencontre) et des faits autobiographiques (un lieu de naissance, ou le nom des
collègues), est atteinte.
Détails oubliés
En 2006, notre équipe a mis en évidence certaines particularités de ces troubles [5] . Lors de cette étude, nous avons demandé à des patients déprimés hospitalisés et à
des sujets indemnes de dépression d'évoquer avec le plus de détails possible (localisation précise dans le temps, l'espace, événements précis...) des événements heureux (un anniversaire, la
naissance d'un enfant) ou malheureux (le décès d'un proche, un problème de santé) survenus à diverses périodes de leur existence (un, cinq ou dix ans avant la période du test).
Contrairement aux témoins, les patients déprimés évoquaient pour l'essentiel des souvenirs positifs ou négatifs généraux. Par exemple, à propos d'un anniversaire, les patients déprimés se
souviennent qu'il y avait une fête, que de nombreuses personnes sont venues ce jour-là, ou encore qu'il y a eu un gâteau, mais sans être capables de rapporter précisément les personnes présentes
à cette date, les événements qui se sont produits ce jour-là, ou encore les émotions ressenties. D'un point de vue clinique, il semble que ces troubles de mémoire autobiographiques dans la
dépression prédisent une mauvaise évolution à court terme, et un risque de suicide plus élevé. Considérant combien la mémoire autobiographique contribue à la construction de l'identité
personnelle, il n'est hélas pas surprenant que des troubles de cette mémoire soient corrélés à des conduites extrêmes.
En 2000, Martin Conway, de l'université de Leeds, et Kit Pleydell-Pearce, de l'université de Bristol, ont conjointement proposé un modèle tenant compte de cette intrication entre identité
personnelle et mémoire autobiographique (lire p. 42). Ce modèle postule que le rappel d'un souvenir autobiographique passe par un processus actif de reconstruction. Cette reconstruction du
souvenir utiliserait des matériaux autobiographiques appartenant à trois niveaux croissants de détails : les connaissances associées à une période de vie (par exemple, « quand j'étais étudiant
»), un événement général (« quand j'allais à la pizzeria avec mes frères ») et des détails spécifiques d'un événement (« la tête que faisait mon père »).
Reconstruction biaisée
Selon Conway, au moment de l'évocation d'un souvenir autobiographique, la personne qui se souvient met en relation simultanément et de façon coordonnée les informations personnelles appartenant à
ces trois niveaux, les souvenirs n'étant donc pas stockés tels quels dans la mémoire à long terme, mais recomposés au moment de l'évocation [6] . Cette notion de
reconstruction mnésique implique donc que, lors de la restitution d'un souvenir, nous nous servons des informations disponibles en mémoire pour recréer un souvenir qui intègre ces différentes
parties de l'expérience initiale. Ces processus de reconstruction sont extrêmement complexes et dépendent en particulier de l'état émotionnel des sujets, de leurs motivations au moment du rappel,
du contexte d'évocation du souvenir...
Or, dans l'étude évoquée précédemment [5] , nous avons observé que les patients déprimés en phase aiguë, non seulement ont des souvenirs peu spécifiques, mais de plus
présentent un trouble de la reconstruction du souvenir. Plus précisément, un trouble de la reconstruction du point de vue associé au souvenir.
De quoi s'agit-il ? De leur capacité à reconstruire une expérience visuelle analogue à celle présente lors de l'enregistrement de l'information. En général, lorsque nous nous remémorons un
événement récent auquel nous avons participé, nous revoyons la scène de l'intérieur, comme lors de l'événement en question. Mais plus le temps passe, plus nous avons tendance à revoir cette même
scène de l'extérieur, comme dans un film.
Distanciation
Il apparaît que les patients déprimés adoptent un point de vue spectateur prédominant pour les souvenirs positifs, ce qui suggère que ces souvenirs sont moins importants pour le moi actuel des
sujets. Qui plus est, cette distanciation vis-à-vis des souvenirs positifs perdure dans le temps. Et cela, même chez les patients en rémission, ne présentant plus de symptôme de leur dépression !
Dans une étude publiée en 2008, où nous comparions 20 patients en rémission et 20 témoins en bonne santé, nous avons en effet montré que cette façon de tenir à distance les souvenirs est encore
présente chez les patients, même plusieurs mois après leur dépression [7] .
Cela nous amène à nous interroger sur l'éventuelle influence « neurotoxique » de la dépression sur le cerveau. Nous savons que, chez les patients déprimés, l'activité de certaines zones
cérébrales est modifiée (lire « Le cerveau déprimé », ci-contre). Nous savons également qu'un traitement par des médicaments antidépresseurs ou des thérapies cognitives a souvent pour effet de
normaliser l'activité de ces zones, et que généralement cette « normalisation » s'accompagne d'une diminution des troubles mnésiques. Reste que la persistance du « point de vue de spectateur »
chez les personnes en rémission laisse soupçonner que leur cerveau n'est pas revenu à l'état qui était le sien avant la dépression.
De plus, certains patients, ceux victimes de troubles dépressifs récurrents, voient leurs troubles mnésiques s'aggraver au fil des épisodes dépressifs. Par exemple, les patients déprimés ayant
présenté plusieurs dépressions ont des troubles du rappel libre plus sévères que les patients avec un premier épisode dépressif [8] . Outre qu'ils soulignent la
nécessité d'envisager une prise en charge à très long terme des patients, ces résultats viennent bel et bien appuyer l'hypothèse d'un impact « neurotoxique » de la dépression, en particulier des
épisodes répétés de dépression.
EN DEUX MOTS Les premières études des troubles de mémoire des patients déprimés ont mis en évidence des déficits de la mémoire à court terme et de la capacité à maintenir
une attention soutenue. Mais depuis peu, c'est leur mémoire autobiographique qui est passée au crible : les patients déprimés ont des souvenirs peu spécifiques des événements qu'ils ont vécus, et
« mettent à l'écart » les souvenirs positifs, en les considérant d'un point de vue de spectateur.
Philippe Fossati
PHYSIOLOGIE : Le cerveau déprimé
- DIFFÉRENTES TECHNIQUES d'imagerie prouvent que la dépression est associée à des modifications du cerveau. On observe, d'une part, des modifications de structure : elles consistent
le plus souvent en une diminution du volume de l'hippocampe et de certaines zones du cortex préfrontal. Cette diminution est proportionnelle à la durée et à la sévérité des épisodes dépressifs.
D'autre part, le cerveau présente également des modifications d'activité dans certaines zones. Chez les personnes déprimées, on observe souvent une activité anormalement élevée dans l'amygdale,
le cortex cingulaire ventral, le thalamus et les ganglions de la base, et une activité anormalement basse dans certaines zones du cortex préfrontal et du cortex pariéto-temporal. Un traitement
antidépresseur, lorsqu'il est efficace, permet de faire régresser ces anomalies. Cette régression est ici mise en évidence par tomographie à émission de positrons, par comparaison entre une
personne déprimée (à gauche) et une personne en rémission (à droite). La couleur rouge correspond à une activité anormalement basse.
REMUE-MÉNINGES : Un patient obèse revisite ses souvenirs
Il croyait guérir de l'obésité, il a mentalement revisité sa jeunesse. Le cas de cet homme de 50 ans, pesant 190 kilogrammes, a révélé le rôle inattendu de certaines zones cérébrales.
Après avoir tenté tous les traitements pour guérir de sa maladie, le patient s'en est remis à une opération - encore au stade expérimental et très invasive - consistant à stimuler l'hypothalamus
du cerveau par des électrodes implantées [1]. Surprise : dès les premières impulsions, le patient s'est revu - en tant qu'observateur extérieur - à l'âge de 20 ans environ, dans un parc, avec des
amis et sa compagne de l'époque. Les détails de la scène se précisèrent encore lorsque les chercheurs augmentèrent progressivement l'intensité des stimuli. Des tests ont révélé par la suite que
ces stimuli activaient des circuits du cerveau impliqués notamment dans le processus de réminiscence, et amélioraient de ce fait certaines fonctions mémorielles.
[1] C. Hamani et al., Annals of Neurology, 63, 119, 2008.
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