Le lourd tribut payé par les femmes sous Pinochet : témoignages de réfugiées en Belgique
Le lourd tribut payé par les femmes sous Pinochet : témoignages de réfugiées en Belgique
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14 sept. 2023 à 11:44
•
9 min
Par Camille Wernaers pour Les Grenades
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(Attention, certains passages de cet article sont difficiles.)
Le 11 septembre 1973, il y a 50 ans, le gouvernement socialiste et progressiste du président Salvador Allende était renversé par un coup d’État militaire. C’était le début de la dictature du général Augusto Pinochet, qui durera 17 ans. Pendant cette période, plus de 3000 opposant·es seront assassiné·es et 40.000 personnes seront torturées. Ces violences incitent par ailleurs des centaines de milliers de personnes à fuir le pays.
C’est le cas de Carmen Sepulveda, qui habite aujourd’hui à Liège. "J’ai subi la violence de mon père, qui frappait ma mère et me frappait aussi. J’ai eu la chance de rencontrer sur mon chemin un homme extraordinaire, qui est devenu mon mari. C’était un jeune révolutionnaire que je qualifiais volontiers de plus féministe que moi ! Il était engagé au sein du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), un parti d’extrême gauche chilien. Nous luttions pour que le Chili devienne un pays plus égalitaire. C’est un pays très riche, mais cette richesse ne profite pas à la population… Quand Pinochet a pris le pouvoir, nous nous sommes retrouvés en grand danger et nous avons dû fuir avec nos enfants en 1977."
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La famille pose alors ses bagages en Belgique. "En 1981, mon mari a dû retourner au Chili. Il n’est plus jamais revenu : il a été assassiné là-bas. Je me suis retrouvée toute seule, en exil, à devoir élever nos enfants. J’ai été soutenue par une jeune étudiante de l’ULB, Denise Van Regemorter, grâce à une association qui mettait en contact les réfugié·es et des Belges qui pouvaient nous accueillir. Elle m’a aidée à avancer en tant que femme et mère dans un pays étranger."
Les commémorations autour des 50 ans du coup d’État au Chili sont particulièrement douloureuses pour Carmen Sepulveda : "J’ai perdu mon pays et mon mari. Même si cela fait 50 ans, les blessures restent ouvertes parce que nous n’avons pas obtenu justice. Cela a été très difficile et surtout pour les femmes : ils ont tué nos hommes et nous ont laissées seules dans cette situation." Augusto Pinochet est décédé en 2006 sans avoir été jugé par un tribunal.
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"Un vrai déni"
Les femmes militantes au sein du MIR ont, elles aussi, été visées. Arrêtées, elles subiront des viols et des sévices sexuels. "On a mis beaucoup de temps à raconter ces histoires-là au Chili", souligne Roxana Alvarado Gajardio, artiste plasticienne féministe d’origine chilienne basée à Bruxelles. "Une partie du pays ne veut pas parler de ces violences, ni les reconnaître, encore moins quand cela concerne les femmes. Bien sûr, les hommes aussi ont subi la répression ! Pendant très longtemps cependant, il a été difficile de parler de violences conjugales, de violences institutionnelles et étatiques. Il y avait un vrai déni sur la question des viols. Je pense qu’il y avait aussi la difficulté de reconnaître que des femmes puissent être politiquement actives à cette période, telles Gladys Marin ou Fabiola Letelier. Celles qui l’étaient pouvaient être culpabilisées et mal vues, dès qu’elles ‘allaient trop loin’, c’est-à-dire dès qu’elles dépassaient le cadre très strict qui leur était imposé. Quand on parle de résistance, on a toujours cette image, très virile, du guérillero. C’est réducteur, les femmes ont aussi eu un rôle important à jouer dans la résistance au régime."
Et elles ont payé un lourd tribut. En 2005, la Commission nationale sur les prisons politiques et la torture a recueilli les témoignages de 35.000 personnes, dont 13% de femmes, selon l’AFP. Dans leur récit, les femmes victimes ont décrit les impulsions de courant électrique sur les parties génitales, les viols par des chiens dressés pour cela, l’introduction de souris dans le vagin. Certaines ont raconté avoir été contraintes d’avoir des relations sexuelles avec leur père ou leur frère.
Il a fallu attendre le 5 novembre 2020 pour que trois anciens agents de la police politique de la dictature soient condamnés par la justice chilienne pour les crimes d’enlèvement et séquestration, et celui de torture avec violences sexuelles, "une forme spécifique de violence contre les femmes", selon le jugement.
Une partie du pays ne veut pas parler de ces violences, ni les reconnaître, encore moins quand cela concerne les femmes
"C’est une grande avancée, c’est la première fois qu’est reconnu le fait qu’il y a eu des violences de genre", explique à l’AFP Patricia Artes, porte-parole du collectif Memorias de Rebeldia Feminista (Mémoire de rébellion féministe). "J’espère que cela va créer un précédent afin que ces crimes […] soient considérés comme un crime contre l’humanité", renchérit dans le même article Cristina Godoy-Navarrete, médecin retraitée de 68 ans qui a subi ces violences sous le régime de Pinochet.
Le vrai visage de la dictature
"Ma mère, Rosalba, était résistante sous la dictature. Elle a subi des violences, mais elle n’a jamais voulu quitter le Chili. J’étais très jeune mais je me rappelle devoir l’aider à se relever après une perquisition violente menée par des hommes armés. Cette image m’a marquée, de voir ma mère à terre", poursuit Roxana Alvarado Gajardio. "Quand la dictature a commencé à montrer son vrai visage, les femmes ont été les premières à chercher les disparus." Carmen Sepulveda abonde : "Les mères ont tenu tête à la dictature de Pinochet avec un courage incroyable."
"Après la disparition de mon père, nous avons cherché absolument partout avec ma mère, dans les cimetières, dans les morgues, à la sortie des prisons", se souvient pour la RTBF Gaby Rivera, présidente de l’Association des Familles des Détenus Disparus (AFDD), une organisation née en 1975, principalement composée de femmes, des mères, des sœurs, des filles, à la recherche d’hommes détenus (qui étaient majoritaires) dont on n’a depuis perdu la trace.
Nous luttions pour que le Chili devienne un pays plus égalitaire
Parmi les personnes qui fuient le pays se trouvent de nombreuses femmes et féministes, qui arrivent en Europe et en Amérique du Nord. A cette époque, elles vont être "au contact de la deuxième vague féministe en plein essor", explique la chercheuse Julietta Kirkwood pour Radio France, qui ajoute : "Elles se sont nourries de ces luttes féministes, avec notamment ce slogan 'démocratie dans le pays et à la maison'. A leur retour au Chili, dans la seconde moitié des années 1980, (ce qui leur vaudra le surnom de retornadas) en coopération avec les féministes restées sur place, elles créent les premières organisations féministes de la deuxième vague, dont le but premier est de renverser la dictature."
Roxana Alvarado Gajardio le confirme : "On sous-estimait les femmes, les organisations qu’elles ont créées à ce moment-là faisaient donc moins peur. Les femmes qui sont revenues au Chili ont aussi amené de nouvelles théories, de nouvelles manières de penser."
Un lien entre les violences du régime et les violences faites aux femmes
Anne-Claire Sanz-Gavillon, maîtresse de conférence en études hispaniques, souligne : "[…] réflexions sur les violences faites aux femmes et réflexions sur la violence du régime vont de pair". Se crée alors un "parallèle entre l’autoritarisme du dictateur et la domination masculine, qui constitue l’une des particularités de la pensée féministe chilienne."
Un parallèle que l’on retrouve dans ce fameux slogan "démocratie dans le pays et à la maison" qui deviendra "le mot d’ordre des féministes chiliennes avant de se répandre sur l’ensemble du continent comme un message très clair adressé aux hommes, aux gouvernements militaires et à l’ensemble des acteurs de la transition. Cette formule est extrêmement importante en ce sens qu’elle met en évidence la conceptualisation, par le féminisme chilien, de la sphère privée comme un terrain politique : comme dans l’espace public, les relations interpersonnelles s’y organisent selon des relations de pouvoir, la ‘question démocratique’ doit donc s’y poser également", écrit-elle dans son texte "¡ Democracia en el país y en la casa ! Mouvement des femmes et conceptualisation de la violence de genre dans le Chili de Pinochet", publié en 2014.
"Quand ma mère était torturée"
"Les femmes artistes aussi ont été très actives contre la dictature, mais on oublie leur contribution. Comme les autres femmes résistantes, elles sont invisibilisées, et même encore aujourd’hui, à l’heure des commémorations du coup d’État", regrette Roxana Alvarado Gajardio.
Parmi celles-ci, la poétesse Stella Díaz Varín ou l’artiste et activiste Lotty Rosenfeld qui a utilisé son travail pour lutter activement contre le régime de Pinochet, par exemple dans son œuvre Una milla de cruces sobre el pavimento, réalisée en 1979 à Santiago dans laquelle elle a détourné les lignes droites peintes sur les routes pour la circulation routière en scotchant d’autres bandes blanches qui les croisaient, afin de créer des croix. La croix devient un moyen de critiquer le contrôle sous la dictature de Pinochet, le symbole de sa révolte qui conteste un ordre linéaire imposé.
Roxana Alvarado Gajardio, quant à elle, dessine et peint dans son atelier bruxellois. Elle expose en ce moment différentes œuvres au sein de l’hôtel de ville de Saint-Gilles, dans l’exposition collective "Allende, 50 ans après", qui se termine le 17 septembre. Sur ses peintures, beaucoup de femmes sont représentées. "Ma mère n’a jamais voulu quitter le pays, mais moi je suis partie en 1988. On voulait nous faire croire au retour de la démocratie mais ce n’était pas le cas. Un de mes tableaux exposé s’intitule Quand ma mère était torturée. Il est dédié à toutes les femmes qui ont subi des violences, au Chili et dans le monde. Il n’est pas évident de vivre de son art en étant une femme, encore mois quand on est en exil. L’exil laisse des fractures et des blessures, c’est très complexe. J’ai de la chance d’avoir pu conserver mon héritage féministe en étant en contact avec des associations féministes ici en Belgique, comme le Monde selon les femmes, le Collectif des femmes, ou encore La Maison des femmes de Molenbeek."
En 1988, un référendum est organisé pour décider de la prolongation au pouvoir jusqu’en 1997 du général Augusto Pinochet. "La participation des femmes au vote fut massive et contribua à la victoire du ‘non’ qui mit fin à la dictature", écrivent Nathalie Jammet et Gwennoline Juhel.
"Pendant le gouvernement du général Pinochet, les femmes réagirent très vivement contre les difficultés économiques mais aussi contre la répression. Ainsi, si la dictature brisa et fit disparaître de nombreuses femmes, elle en incita d’autres à se regrouper, à s’organiser et à prendre la parole ce qui constitua la première étape dans la construction d’une identité de genre. Malgré l’apparition d’une conscience féministe au Chili, force est de constater les nombreuses difficultés auxquelles elles durent ou doivent encore faire face […]", continuent-elles.
Et aujourd’hui ?
De 2019 à 2021, un mouvement de contestation de grande ampleur s’est produit au Chili, contre les politiques d’austérité d’abord, mais aussi plus largement contre les violences faites aux femmes et le "modèle néolibéral hérité de la dictature d’Augusto Pinochet".
Comme le montre le documentaire Mon pays imaginaire du réalisateur Patricio Guzman, les femmes et le mouvement féministe forment les premières lignes de cette révolte. Les confrontations avec la police sont nombreuses, et les manifestantes dénoncent des violences sexuelles commises par des membres des Forces Spéciales de la police et des militaires.
Le 25 novembre 2019, lors de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, en plein milieu de ces mobilisations, le collectif féministe Las Tesis, dans la ville de Valparaiso, crée la chorégraphie "Un violador en tu camino" ("Un violeur sur ton chemin"), qui questionne les violences sexuelles au sein des manifestations et de la société dans son ensemble.
Debout, en groupe, les jambes plantées droites dans le sol et les yeux recouverts d’un bandeau noir, elles entonnent, toutes ensemble, une chanson aux paroles qui résonneront et seront reprises dans le monde entier : "Et le coupable ce n’est pas moi, ni mes fringues, ni l’endroit. Le violeur c’était toi. Le violeur c’est toi. Ce sont les policiers, les juges, l’État, le président. L’État oppresseur est un macho violeur."
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"Au Chili, le machisme demeure très présent, s’insurge Roxana Alvarado Gajardio. "Il y a des évolutions mais les droits des femmes sont en danger, notamment sur la question de l’avortement. C’est l’héritage de Pinochet et de tous ses acolytes de droite. Nous sommes vraiment en alerte car nous risquons de basculer 50 ans en arrière."
A bientôt 76 ans, Carmen Sepulveda se dit "toujours en lutte pour une société plus égalitaire. Ce qui me choque vraiment, ce sont les féminicides. Sans les femmes, il n’y a pas de vie. Nous les avons portés dans notre ventre. Pourquoi est-ce qu’ils nous frappent, nous humilient et nous tuent ?"
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Le 10 septembre, un peu plus de 12.000 Chiliennes ont participé à une veillée autour du Palais de La Moneda, à Santiago, l’un des premiers bâtiments bombardés lors du coup d’Etat, sous le mot d’ordre "Démocratie bombardée, plus jamais ça". Dans un pays divisé ("Au Chili, une partie de la population a la nostalgie de Pinochet"), elles ont tenu à rappeler le rôle joué par les femmes dans la lutte contre la dictature.
Chili : Salvador Allende renversé il y a 50 ans – JT 11/09/2023
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