TERRIENNES
Les femmes politiques
Svetlana Tikhanovskaïa, la femme ordinaire qui a fait vaciller l'autocrate Loukachenko
<p>Svetlana Tikhanovskaya, candidate à la présidentielle, en meeting électoral à&nbsp;Brest, 326 km au sud-ouest de Minsk, au Belarus, le 2 août&nbsp;2020.</p>
09 AOÛ 2020
Mise à jour 11.08.2020 à 22:15 par
TerriennesLiliane Charrier
Ce 9 août 2020, les Biélorusses ont voté pour (ré)élire leur président.e. D'ordinaire une formalité pour l'autocrate Alexandre Loukachenko, ce scrutin est devenu, cette fois, un défi par la force d'une femme, Svetlana Tikhanovskaïa. Mais après deux nuits de violences causées par l'annonce de résultats contestés (à peine 10% des votes pour l'opposante), elle a décidé de quitter la Biélorussie. Retour sur l'ascension fulgurante d'une novice, la femme ordinaire qui a réussi à galvaniser les foules.
"Sveta ! Sveta !" scandaient des foules d'une ampleur sans précédent rassemblées pour ses meetings de campagne. Ils plébiscitaient Svetlana Tikhanovskaïa, une mère de famille de 37 ans devenue un phénomène populaire en défiant l'autoritaire et vieillissant président Alexandre Loukachenko pour l'élection présidentielle ce dimanche 9 août.
En quelques semaines, cette ancienne traductrice et enseignante d'anglais est sortie de l'anonymat pour devenir la principale rivale de l'homme qui dirige cette ex-république soviétique d'une main de fer depuis vingt-six ans sans jamais avoir laissé émerger la moindre opposition unie et structurée.
Une opposition systématiquement bridée
Ce printemps, deux candidats potentiels à la présidentielle du 9 août ont notamment été incarcérés, dont Sergueï Thikanovski, le mari de Svetlana. C'est cette opération qui l'a incitée à prendre le relais, unifiant tous les détracteurs du chef de l'Etat biélorusse derrière elle et drainant des foules d'une ampleur inédite. Dès son premier meeting, Svetlana Tikhanovskaïa a réussi le tour de force, dans un pays qui n'a jamais vu émerger d'opposition forte, de rassembler des milliers de sympathisants :
A 37 ans, Svetlana Tikhanovskaïa n'avait pourtant pas l'ambition de diriger ce pays de 9,5 millions d'habitants, elle qui a renoncé à sa carrière pour se consacrer à son fils aîné, né malentendant. Si elle est dans la course, c'est simplement que son mari Sergueï Thikanovski, vidéo-blogueur en vue, a été incarcéré en mai après avoir fait acte de candidature, promettant d'écraser "le cafard" Alexandre Loukachenko.
Madame Tikhanovskaïa décide alors de reprendre le flambeau "par amour" pour son "coup de foudre" rencontré il y a seize ans alors qu'elle était étudiante et lui patron d'une boîte de nuit dans la ville de Mozyr. Elle réunit les dizaines de milliers de parrainages nécessaires, et la commission électorale valide sa candidature à la surprise générale, quand celles de deux opposants, jugés plus sérieux, sont rejetées.
Je suis fatiguée de tout devoir supporter, je suis fatiguée de me taire, je suis fatiguée d'avoir peur.
Svetlana Tikhanovskaïa
Svetlana Tikhanovskaïa se présente comme "une femme ordinaire, une mère, une épouse", qui mène la bataille par devoir malgré les menaces qui l'ont conduite à exiler à l'étranger sa fille de 5 ans et son fils de 10 ans. "J'abandonne ma vie tranquille pour (Sergueï), pour nous tous. Je suis fatiguée de tout devoir supporter, je suis fatiguée de me taire, je suis fatiguée d'avoir peur. Et vous ?", lance-t-elle à Minsk sous les vivats d'une foule de dizaines de milliers de personnes le 30 juillet. Dans les autres villes du pays aussi les sympathisants descendent dans la rue pour l'encourager, appeler au "changement" et reprendre en choeur une chanson appelant à faire tomber les murs des prisons biélorusses.
Car son mari, poursuivi pour de multiples crimes qualifiés de fantaisistes par ses partisans, est toujours incarcéré. Il est désormais même accusé d'avoir voulu fomenter des émeutes avec des mercenaires russes. Bien d'autres opposants ont connu un sort similaire à l'approche du scrutin.
Un programme encore flou
Sur son programme, Svetlana Tikhanovskaïa reste vague, à part pour ce qui est de promettre la libération des prisonniers politiques, un référendum constitutionnel puis d'organiser de nouvelles élections libres. La relation avec la Russie, notamment, grand allié de la Biélorussie mais dont les relations avec Alexandre Loukachenko se sont considérablement tendues, est un sujet sur lequel elle ne veut pas s'étendre.
"Jeanne d'Arc accidentelle"
Pour ses partisans, "Sveta" est devenue une égérie. The Village, un site d'information biélorusse, la qualifie de "Jeanne d'Arc accidentelle". D'abord hésitante dans ses apparitions publiques, la jeune femme a gagné en prestance et en assurance, impressionnant avec ses deux interventions télévisées autorisées lors desquelles elle dénonce les dérives et mensonges du régime biélorusse.
"De manière inattendue, son premier discours à la télévision était fort, sans fausse note ou point faible", reconnaît le journal d'opposition Nacha Niva. Son style simple, direct, trouve un écho chez nombre de Biélorusses, et se situe aux antipodes de l'attitude bouillonnante de son mari qui s'illustrait par des vidéos coup de poing dénonçant la corruption du régime de Loukachenko.
Trois femmes
Cette prise d'assurance et cette image de force tranquille, Svetlana Tikhanovskaïa l'a organisée avec l'aide de deux autres jeunes femmes : Veronika Tsepkalo, la femme d'un opposant en exil à Moscou, et Maria Kolesnikova, la directrice de campagne de Viktor Babaryko, un ancien banquier emprisonné alors qu'il souhaitait se présenter. Toutes trois offrent un renouveau à l'opposé du style macho cultivé par le président de 65 ans, moustache et front dégarni.
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Chacune a adopté un geste : le poing levé pour Svetlana Tikhanovskaïa, les mains en coeur de Maria Kolesnikova et le doigts en "V" de la victoire de Veronika Tsepkalo. Trois symboles qui sont devenus l'affiche de cette campagne hors du commun.
Face à elles, les foules reprennent en coeur un chant devenu leur hymne : "Allons abattre cette prison! Aucun mur ne doit se dresser ici !"
<p>Maria Kolesnikova, Svetlana Tikhanovskaya et Veronika Tsepkalo en conférence de presse le 17 juillet 2020. </p>
Maria Kolesnikova, Svetlana Tikhanovskaya et Veronika Tsepkalo en conférence de presse le 17 juillet 2020.
©AP Photo/Sergei Grits
Pressions
Maria Moroz, cheffe de l'état-major de campagne de Svetlana Tikhanovskaïa a été interpellée le 6 août, puis relâchée peu après, selon le quartier générale de la rivale du président Alexandre Loukachenko. Les autorités, elles, expliquent qu'elle a été "invitée pour une conversation" sans plus de précisions quant à son contenu, démentant avoir voulu arrêter la responsable de la campagne de l'opposante Svetlana Tikhanovskaïa.
Les derniers meetings de Svetlana Tikhanovskaïa étaient incertains du fait d'obstacles juridiques et logistiques dressés par les autorités.
Un grand meeting de campagne de l'opposante, prévu pour le 6 août à Minsk, une semaine après un rassemblement similaire ayant réuni des dizaines de milliers de personnes, a été annulé, faute de lieu mis à sa disposition par les autorités biélorusses.
Alexandre Loukachenko, l'homme fort de Biélorussie, ancien directeur de sovkhoze de 65 ans, n'apprécie guère la concurrence de celle qu'il qualifie de "pauvre nana" : "Ces pauvres nanas, elles ne comprennent rien de ce qu'elles disent, de ce qu'elles font". Et d'ajouter : "On ne dirige pas un pays en sortant de nulle part."
A voté !
"Je veux vraiment une élection honnête, c'est pourquoi j'y appelle", déclare Svetlana Tikhanovskaïa après avoir voté dans un bureau à Minsk.
Des résultats aussitôt contestés
Dans la soirée du 9 août, déjà, la victoire d'Alexandre Loukachenko était annoncée avec 80,23% des voix, devant Svetlana Tikhanovskaïa, 9,9% des voix. Des milliers de Biélorusses sont alors descendus dans les rues du pays pour manifester contre le gouvernement, l'opposition dénonçant des fraudes. Selon l'ONG de défense des droits humains Viasna, la répression des manifestations à Minsk a fait un mort et des dizaines de blessés.
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— TV5MONDE Info (@TV5MONDEINFO) August 10, 2020
La candidate de l'opposition a aussitôt rejeté les résultats officiels, demandant au président de céder le pouvoir.
Ces résultats sont en décalage complet avec tout ce que l’on sait par ailleurs.
Anna Colin Lebedev, experte de l’évolution politique et sociale des pays d’ex-URSS
Pour Anna Colin Lebedev, experte de l’évolution politique et sociale des pays d’ex-URSS, il ne fait aucun doute que les résultat annoncés ne reflètent pas la réalité des urnes : "Ces résultats sont en décalage complet avec tout ce que l’on sait par ailleurs via d’autres comptes rendus. A mon sens, ces chiffres ne correspondent à rien. Nous disposons par exemple de procès-verbaux de bureaux de votes, photographiés soit par les électeurs quand ceux-ci étaient affichés sur la porte du bureau de vote, soit par des membres des commissions électorales."
Pour l'experte, s'il n'y a pas de preuve d'une victoire de l'opposante, le président Loukachenko est loin de la victoire annoncée : "Même dans les bureaux de vote où Loukachenko arrive en tête, on reste très loin des 80 % affichés par le pouvoir politique. Aussi, on constate que dans plusieurs bureaux de vote, où le comptage s’est fait, à mon sens, de manière plus transparente, Tikhanovskaïa arrive très largement en tête ou en tête de manière sensible."
Lire l'intégralité de l'interview de Anna Colin Lebedev sur le site de TV5MONDE ► Réélection d'Alexandre Loukatchenko en Biélorussie : "La vague protestataire est quelque chose de totalement inédit"
Une "décision difficile"
A l'issue d'une deuxième nuit de manifestations et de répression à la suite des résultats contestés du scrutin du 9 août, Svetlana Tikhanovskaïa confirme dans une vidéo avoir pris la "décision difficile" de quitter son pays pour la Lituanie : "J'ai pris cette décision seule (...) et je sais que beaucoup me condamneront, beaucoup me comprendront, beaucoup me haïront", a dit celle qui a déjà envoyé ses deux enfants à l'étranger, par sûreté. "Je pensais que cette campagne m'avait endurci et donné la force de tout supporter. Mais je suis sans doute restée la femme faible que j'étais au début", poursuit-elle dans ces vidéos relayées sur Twitter par la militante ukrainienne Inna Chevtchenko :
Selon le ministre lituanien des Affaires étrangères, Linas Linkevicius, Svetlana Tikhanovskaïa est, ce 11 août, "en sécurité" en Lituanie :
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