Des avocates dénoncent les violences engendrées par la crise de l’accueil
La volontaire Seyma Guzel et l’avocate Ana Sofia Walsh devant la porte du Helpdesk.
12 oct. 2022 à 13:40
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8 min
Par Jehanne Bergé pour Les Grenades
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Depuis un an, la Belgique connait une véritable crise de l’accueil. Alors que l’État a le devoir de les loger, les personnes exilées sont laissées à la rue. Plusieurs dizaines d’avocat·es se mobilisent pour défendre les droits des personnes réfugiées, mais les efforts ne suffisent plus pour faire appliquer la justice. Les Grenades donnent la parole à quatre avocates qui témoignent d’une situation jugée inhumaine et intenable.
En matière de droit des étrangers, on compte une majorité de femmes. Parmi elles : Hélène Crokart, Ana Sofia Walsh, Colombe Dethier et Camille Rozada. En plus de leurs dossiers liés aux demandes d’asile, ces quatre avocates s’engagent depuis plusieurs mois à faire respecter la "loi accueil". Entre violence systémique, épuisement psychologique, et colère, elles nous racontent leur réalité de terrain.
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Mercredi 5 octobre, 14h, Quai au bois de construction, à quelques pas du Petit-Château. Au numéro 10, une feuille scotchée sur la porte indique en différentes langues : "Bureau d’assistance juridique". Dans la salle d’attente, plusieurs dizaines d’hommes ; ils viennent de Palestine, d’Érythrée, du Soudan, d’Afghanistan…
Tous ont demandé l’asile en Belgique, certains la veille, d’autres depuis plusieurs semaines déjà. Dans une autre salle, quelques avocat·es pro bono les reçoivent. Des volontaires de l’ONG Vluchtelingenwerk Vlaanderen traduisent les questions formulées en arabe ou pachto vers l’anglais.
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Derrière son ordinateur, Maitre Ana Sofia Walsh écoute, conseille, redispatche les dossiers. Les situations sont plus terribles les unes que les autres, comme celles de ce jeune homme au visage fatigué qui peine à comprendre le traitement que lui réserve la Belgique : "Je viens du Yémen, j’ai fait ma demande d’asile en juin, depuis je dors dans la rue. Il fait froid, la ville est dangereuse, je me suis installé avec d’autres à la gare du Nord. Combien de temps devrais-je encore attendre avant que je puisse être logé ?"
Ils demandent l’asile, pensent être enfin en sécurité et se retrouvent dans la rue…. Il y a beaucoup de désespoir
Des avocat·es volontaires pour faire respecter la justice
Pour comprendre les enjeux des récits racontés derrière la porte de Bureau d’assistance juridique, il faut remonter le fil. "La loi accueil prévoit que les personnes qui enregistrent une demande de protection internationale aient droit à l’aide matérielle, c’est-à-dire notamment à une place dans un centre d’hébergement", rappelle Maitre Hélène Crokart, avocate au barreau de Bruxelles.
Depuis un an, le pays traverse une crise de l’accueil. Fedasil invoque la saturation du réseau et faute de place, les personnes exilées sont laissées à la rue. Face à cette réalité, dès le début de la crise, Maitre Hélène Crokart et d’autres avocat·es ont introduit des requêtes unilatérales au Tribunal du travail en vue de condamner Fedasil à accorder aux personnes réfugiées le droit à l’accueil et à les héberger. À partir de janvier 2022, au sein du Bureau d’Aide Juridique (BAJ) (qui favorise l’accès à la justice en permettant à certaines catégories de personnes de bénéficier de l’assistance gratuite d’un·e avocat·e.), a été mise en place une équipe d’avocat·es volontaires pour prendre en charge ces procédures.
"Dans un premier temps, et ça nous montrait l’hypocrisie du système, dès qu’on obtenait une décision de justice, Fedasil trouvait une place pour les personnes. Cela étant, l’agence a commencé à ne plus exécuter les décisions donc a dû faire intervenir des huissiers pour signifier les décisions de justice et qu’elles deviennent exécutoires. Depuis cet été, nous sommes dans une troisième phase : il y a un refus d’exécuter les décisions de justice même quand elles sont signifiées par un huissier. En outre, Fedasil refuse de payer les astreintes auxquelles elle est condamnée : c’est-à-dire 1.000 euros par jour, par personne qui n’a pas de toit pour la nuit", s’indigne Hélène Crokart.
En première ligne du désespoir
Retour au 10, Quai au bois de construction. Ce "helpdesk" a été créé en avril 2022 pour faciliter le lien entre les personnes réfugiées et les avocat·es volontaires. "À la base, ce sont de gros cabinets d’affaires qui ont proposé leur aide pour l’accueil des réfugié·es Ukrainien·nes mais comme ce public reçoit une protection temporaire dès leur arrivée, l’aide s’est concentrée ici près du Petit Château pour tous les autres demandeurs d’asile", explique Ana Sofia Walsh.
Dans la salle, le flux est continu. "Les mauvais jours, nous recevons 75 nouvelles personnes et 50 autres qui cherchent à savoir où en est leur dossier. Mais 75 nouvelles personnes, ça veut dire 75 nouvelles personnes dans la rue", souffle l’avocate d’une trentaine d’années. Concrètement, lors de la permanence, les personnes exilées s’enregistrent et ensuite un·e avocat·e parmi l’équipe de volontaires du BAJ est désigné·e pour introduire la procédure au Tribunal du travail. Plus de 3500 dossiers ont déjà été déposés. Actuellement, le délai entre le moment où la décision est signifiée par le Tribunal du travail et le moment où Fedasil propose une place d’hébergement serait de 6 à 8 semaines en moyenne. Autant de temps sans solution de logement.
J’ai des clients qui dorment dans la rue depuis deux mois. Les gens nous envoient des photos d’eux meurtris, ils nous racontent les violences qu’ils subissent
À savoir, les mineur·es, les femmes et les familles étant considérées comme vulnérables, ce public est logé en priorité, dès lors, la grande majorité des laissés-pour-compte sont des hommes seuls.
Face à la détresse, il est parfois compliqué de garder la tête froide. "Franchement, c’est dur moralement. Ces personnes ont fui leur pays pour de très bonnes raisons, ils ont un trajet migratoire souvent atroce. Les gens arrivent après de multiples traumatismes. Ils demandent l’asile, pensent être enfin en sécurité et se retrouvent dans la rue…. Il y a beaucoup de désespoir", témoigne Ana Sofia Walsh.
La colère monte
Du côté de la deuxième ligne aussi, la pression est parfois insupportable. Hélène Crokart, Colombe Dethier et Camille Rozada font partie de l’équipe de volontaires du BAJ et se sentent démunies face à la situation.
"Pour nous rendre plus accessibles aux demandeurs d’asile, nous avons accepté de donner nos numéros de téléphone privés pour pouvoir communiquer via WhatsApp, mais c’est un gouffre d’énergie et de culpabilité d’avoir cet échange de proximité tellement important. Au début, ça allait parce qu’on obtenait des places rapidement après les condamnations, mais là j’ai des clients qui dorment dans la rue depuis deux mois. Les gens nous envoient des photos d’eux meurtris, ils nous racontent les violences qu’ils subissent… Ne pas leur répondre, c’est horrible, mais leur répondre qu’il n’y a pas de nouvelles, c’est difficile aussi… ça devient vraiment compliqué à gérer. Parfois, ça donne envie d’arrêter", confie Maitre Colombe Dethier.
Maitre Camille Rozada abonde dans le même sens : "En droit des étrangers, généralement quand on défend des clients, ils et elles sont dans des centres, mais là, nous sommes leur seule personne de référence. Les messages sont incessants, le matin, le weekend, la nuit… Les justiciables demandent pourquoi ils ne sont pas logés, pourquoi ça prend autant de temps ? C’est dur de leur expliquer que nous faisons tout notre possible, mais que malgré ça les décisions ne sont pas exécutées. Aussi, ils nous envoient des selfies dans des conditions épouvantables. Avant-hier encore, un client m’a transféré plusieurs photos de blessures infectées en m’écrivant à quel point il est mal. Je ne leur en veux pas à eux bien sûr, mais je suis en colère contre l’institution."
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La réalité du stress vicariant
Hélène Crokart a été l’une des premières à se mobiliser pour faire respecter la justice, mais aujourd’hui, elle craque. "J’ai été diagnostiquée pour burn-out, mais mon épuisement est clairement lié à la charge mentale et émotionnelle des récits des justiciables, au stress vicariant."
Lauraline Michel travaille au sein du collectif OXO à la prévention du traumatisme vicariant (aussi connu comme traumatisme par procuration). Ce vendredi 7 octobre, elle co-animait un après-midi de formation à destination des avocat·es. Elle explique : "Lorsqu’un·e professionnel·le est exposé·e de manière répétée et continue à des personnes en souffrance, et ce, sans mesures de protection, il est possible de développer un trauma par procuration, un traumatisme secondaire."
Les femmes étant majoritaires à travailler en droit des étrangers, elles sont plus nombreuses à être potentiellement à risque. "Il faut par ailleurs tenir compte du continuum des violences, comme une femme sur trois a vécu des violences, le risque est également plus élevé pour les femmes de réactiver ce vécu en écoutant des violences subies chez les personnes qu’elles accompagnent."
Un risque encore augmenté par le fait que contrairement aux travailleuses sociales, les avocates, bien qu’elles soient confrontées quotidiennement à des récits complexes, ne bénéficient ni de supervision ni de lieux de réflexion autour leur pratique "Aussi, dans le cadre de la crise de l’accueil, en plus du potentiel traumatisme secondaire, il y a des risques de traumatismes primaires en raison de la violence institutionnelle qu’elles subissent ; à la fois, elles ne sont pas reconnues par l’État pour leur travail, mais les avocates d’une certaine manière doivent prendre part à ce système violent – par exemple, en mettant elles-mêmes dehors des personnes, en se sentant démuni·es face à des personnes en grand danger les implorant de les aider plus, ou devenant violentes…", ajoute Lauraline Michel.
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Un futur incertain
En attendant une réponse politique, c’est armées de courage et de détermination que les avocates luttent contre le sentiment d’impuissance et continuent de défendre ceux dont les droits ne sont pas respectés. Depuis quelques semaines, c’est à présent vers la Cour européenne des droits de l’homme qu’elles se tournent pour faire avancer les dossiers.
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L’ordre Français des avocats du barreau de Bruxelles a par ailleurs co-signé une feuille de route à destination des politiques comportant des mesures urgentes pour faire face à la situation, mais également des mesures à plus long terme.
"L’épuisement général s’installe à tous les niveaux. Non seulement l’État belge viole ses obligations internationales, mais il viole l’État de droit, en ne se conformant pas aux décisions de justice rendues. Cette situation inacceptable et honteuse ne peut plus durer", indique le communiqué.
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"Il est vraiment urgent que la Secrétaire d’État à l’Asile et la Migration Nicole de Moor crée massivement des places supplémentaires. Je ne comprends pas comme les dirigeant·es peuvent laisser les personnes dans cette situation, vraiment je ne comprends pas", conclut Hélène Crokart.
Petit Château : aider les demandeurs d’asile à se laver – JT 28/08/2022
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