D'où vient la fraternité ?,france,
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SOCIÉTÉ 2 AVRIL 2014
Auteurs
Marie Lefebvre-Billiez
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D'où vient la fraternité ?
Comment la notion si religieuse de « fraternité » a-t-elle rejoint la devise de la République ? Quelles sont ses limites, voire ses côtés sombres ?
A lire
Église-fraternité
Michel Dujarier
Cerf, 2013
512 p., 40 €.
Le pari de la fraternité
Guy Aurenche
François Soulage
Éd. de l’Atelier, 2012
238 p., 22 €.
La fraternité, une contre-culture ?
revue Projet, no 329, août 2012, 12 €.
Un lien si fort
Étienne Grieu
Éd. de l’Atelier, 2009
248 p., 21 €.
Joseph ou l’invention de la fraternité
André Wénin
Éd. Lessius, 2005
32,50 €.
Entre les élections municipales fin mars et le scrutin européen du 25 mai, l’association d’intellectuels chrétiens Confrontations (1) organise le vendredi 4 avril au centre Sèvres, à Paris, un colloque sur la fraternité. Depuis l’élection présidentielle de 2012, ses membres planchent sur les thème de la justice sociale et de la redistribution des richesses, en lien avec sept ONG d’inspiration chrétienne. Cette année, ils élargissent leur réflexion au concept de « fraternité ».
Caïn et Abel
Le philosophe protestant Olivier Abel constate que, dès l’origine, « il y a des textes très sombres sur la fraternité, dans la Bible comme dans la tragédie grecque. Elle est empreinte de conflits. C’est l’histoire de Caïn et Abel ». Une constatation que partage Étienne Grieu, théologien jésuite : « La fraternité de sang est très présente dans la Bible, mais elle est montrée avec ambivalence, car elle est capable du meilleur comme du pire. Voyez Esaü et Jacob ou bien Joseph vendu comme esclave par ses frères. La fraternité est capable des plus grandes violences. Elle nous met en prise avec le don de la vie. Les autres ont reçu le même don que moi, ils sont donc des rivaux potentiels. Le don est-il assez grand pour tout le monde ? »
Le texte biblique cherche des voies de sortie, et en trouve avec Joseph qui pardonne à ses frères. « Cela passe par la reconnaissance que quelqu’un de plus grand que toutes nos rivalités est à l’œuvre dans nos histoires », selon Étienne Grieu.
Le monde antique, et notamment la culture grecque, va mettre la fraternité à l’honneur, en faisant de la philadelphia (amour du frère) une vertu. Mais l’Évangile introduit deux nouveautés. D’abord, Jésus répond à sa mère, à ses frères et sœurs qui cherchent à lui parler : « Ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu. » (Lc 21). Selon Olivier Abel, « la fraternité devient élective et universelle. Avec Jésus, n’importe qui peut devenir mon frère ». Étienne Grieu complète :« Jésus met l’écoute de la parole de Dieu au même niveau que les liens du sang. Or, l’écoute de la parole, c’est le juste rapport au Donateur originel. Grâce à cela, une très grande proximité est possible ».
Mais l’Évangile va plus loin : « Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites. » (Mt 25,40). La fraternité, en tant que soin et attention donnés aux plus petits, devient, selon Guy Aurenche, président du CCFD-Terre solidaire, « le lieu de la rencontre avec le Seigneur ».
À tel point que l’apôtre Pierre inventera un nouveau mot en grec pour parler de cette fraternité spécifiquement chrétienne : adelphotès. « Ce mot désigne le lien qui existe entre frères et sœurs de sang, élargi à la communauté des frères et sœurs engagés dans une même alliance, une même amitié, un même lien spirituel », explique le théologien Michel Dujarier. Avec adelphotès, la fraternité n’est plus une vertu, mais un état de fait, un lien qui existe réellement entre personnes « reliées par un même engagement ». Ainsi, au début de l’ère chrétienne, l’Église aura pour nom propre « Fraternité ».
Le Christ-frère
L’Église se fonde alors sur la théologie du Christ-frère, très développée au cours des premiers siècles. « Le Christ s’est fait notre frère. Quand il s’est incarné, il a pris notre fraternité. Il nous adopte en sa fraternité divine » explique Michel Dujarier. Il était courant dans la Grèce antique, et en Mésopotamie, qu’une personne adopte un ami en tant que frère pour en faire son cohériter. « Cette pratique était tellement usuelle à l’époque que l’empereur l’a supprimée, car il pouvait y avoir jusqu’à 150 cohéritiers », poursuit le théologien. C’est de cette pratique-là dont il est question quand la Bible déclare que le Christ est notre frère et que nous sommes ses cohéririers : « Le Fils est le premier né de beaucoup de frères » (Rm 9,29) et « Il n’a pas honte de les appeler frères » (He 2,11). Notre fraternité se fonde donc sur notre relation au Christ, Fils de Dieu, plus que sur celle au Père. Le vocabulaire de la fraternité s’estompe peu à peu dans les milieux chrétiens après le Ve siècle mais il est encore très prégnant dans les monastères tout au long du Moyen Âge.
Avec la Renaissance et ses révolutions successives, la fraternité s’émancipe de ses racines religieuses pour devenir politique, et finalement laïque. Olivier Abel parle des révolutions anglaise et française, toutes deux régicides : « Comme si l’on ne pouvait pas devenir frères sans le meurtre du père. La fraternité, c’est sanglant, ça peut même aboutir à la Terreur. » Étienne Grieu rappelle qu’en 1789 les sans-culottes s’adressaient les uns aux autres par l’expression : « Salut et fraternité ». Selon Guy Aurenche, « malheureusement, ce sont les logiques de clan et les comportements antifraternels qui l’ont emporté, estimant qu’il y avait des bons et des mauvais Français, ces derniers devant être supprimés ».
La fraternité revient à l’honneur avec la révolution de 1848, qui voit dans un premier temps le clergé porter la revendication du peuple pour la liberté et la justice. Dans un entretien donné à la revue Projet en août 2012, le juriste Jacques Le Goff explique : « Ce n’est pas un hasard si la révolution de 1848, si pétrie d’inspiration évangélique, place la fraternité au cœur de son projet. » Il poursuit : « La dimension chrétienne de la révolution de 1848 est reconnue par pratiquement tous les historiens du fait justement de la place accordée à la fraternité. » C’est en effet en 1848 que la devise républicaine devient : « Liberté, Égalité, Fraternité ».
Un enjeu politique
Mais par la suite, le socialisme naissant n’utilisera plus que le terme de « solidarité », voir de « solidarisme », celui de « fraternité » étant trop connoté sur le plan religieux. Pour autant, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 la cite en son article premier : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » Pour Guy Aurenche, 1789 et 1948 « montrent que, si les chrétiens ont inspiré la fraternité, ils n’en ont pas le monopole ». Jean-François Serre, secrétaire général des petits frères des Pauvres, renchérit : « Certes, la fraternité plonge ses racines dans l’Évangile, mais elle rassemble aujourd’hui des personnes qui vont chercheur leur inspiration dans des cadres culturels plus larges. Emblème de la République, elle est un enjeu de politique publique et de société. »
Or, face au repli identitaire et au « chacun pour soi » des temps de crise actuelle, Olivier Abel se veut paradoxalement optimiste : « Nous vivons une période de grand effondrement où se côtoient les comportements les plus égoïstes et ce qui relève presque de la sainteté : une très grande générosité et le don de soi. On peut fraterniser quand on est tous écrasés par la même catastrophe. Le sentiment de fraternité est particulièrement aiguisé en temps de crise : il va se réveiller. »
(1). www.confrontations.fr