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Dounia Bouzar : “Avec la déchéance de nationalité, le gouvernement a démoli notre travail de déradicalisation”,violence,politiques,

16 Mars 2016, 02:44am

Publié par hugo

Dounia Bouzar : “Avec la déchéance de nationalité, le gouvernement a démoli notre travail de déradicalisation”
15/02/2016 | 10h39abonnez-vous à partir de 1€


Dounia Bouzar (© Didier Goupy)
En protestation contre la proposition de déchéance de nationalité, Dounia Bouzar a annoncé jeudi 11 février qu’elle renonçait à sa mission sur la déradicalisation auprès du gouvernement. Fustigeant une mesure “déconnectée de la réalité” et qui encourage un “amalgame renforçant les radicaux”, elle s’est confiée aux Inrocks sur ses projets d’avenir. Entretien.
Ce jeudi, l’anthropologue Dounia Bouzar, directrice du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI), a rompu avec le gouvernement. Missionné depuis avril 2015 pour intervenir auprès des familles ayant appelé le numéro vert de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat), le CPDSI n’a pas souhaité renouveler son contrat avec le ministère de l’Intérieur, qui arrivait à son terme en avril 2016. Alors que l’association créée en 2014 se prive ainsi d’un budget annuel de près de 600 000 euros, elle n’appuiera plus les cellules antiradicalité des préfectures. Subventionné par l’Etat depuis mars 2014 pour participer à l’analyse du phénomène de radicalisation chez des jeunes, que va devenir le CPDSI ? Comment Dounia Bouzar envisage-t-elle l’avenir ? Clés de réponse.


Quel bilan dressez-vous de votre mission sur la déradicalisation auprès du gouvernement ?


Dounia Bouzar – Quand il nous a contactés, le ministère de l’Intérieur avait décidé de construire sa politique de prévention à partir des remontées des familles concernées en France. Cette approche était alors basée sur du factuel, c’est-à-dire sur les réalités de terrain telles qu’elles existent pour la jeunesse française, et non sur de l’idéologie ou des calculs politiques électoralistes comme aujourd’hui. Depuis, le CPDSI a démontré que les processus de radicalisme sont très complexes, dépendant de plusieurs causes interactives : anthropologiques, sociales, politiques, religieuses, psychologiques, historiques, géopolitiques, etc. Il a aussi démontré que l’idéologie du djihadisme ne touche pas que des jeunes de banlieues, immigrés et musulmans, dans la mesure où les rabatteurs français ont diversifié les motifs de “faire le djihad”.


En observant les cheminements des premières centaines de jeunes que nous avons suivis, nous avons conçu les indicateurs d’alerte, qui reposent sur des comportements de rupture et non sur la pratique ou l’apparence religieuse. Il ne faut surtout pas que la prévention de la radicalisation encourage un amalgame entre les terroristes et les musulmans, car cela fait le jeu de Daech, qui a besoin de la haine et de l’injustice pour exister… Plus nos indicateurs d’alerte fonctionnaient et permettaient de repérer les jeunes qui voulaient partir mourir en Syrie, plus il fallait une alternative à l’incarcération – surtout pour les mineurs…


Nous avons donc construit avec les parents des jeunes radicalisés une méthode qui permettait de les désembrigader, pour qu’ils fassent le deuil de leur utopie et ne repartent pas. Construire une méthode de désembrigadement n’était pas la commande initiale, mais c’est devenu une nécessité, que nous avons partagée avec transparence au fur et à mesure de son expérimentation. En tout, au lieu des 150 jeunes prévus dans l’appel d’offre du ministère, nous en avons sauvé près d’un millier… Je suis fière d’avoir participé à cette chaîne de la vie contre la mort et à ce tournant historique distinguant l’islam et le terrorisme. Dommage que le gouvernement fiche tout en l’air avec la loi sur la déchéance de nationalité, comme si le radicalisme était un problème d’Arabes !


Que vont devenir les 711 jeunes que vous suiviez en 2015 ?


Nous étions missionnés pour transmettre ces outils de sortie de radicalité aux professionnels des cellules anti-radicalité des préfectures. Nous avons transmis le bâton, en quelque sorte, de manière à ce que les psychologues, psychiatres, éducateurs, policiers, rattachés aux préfectures se réapproprient la problématique et deviennent autonomes. C’était le but. Le ministre de l’Intérieur a organisé un maillage territorial pour que dans chaque département, les familles puissent demander de l’aide dans leur préfecture.


La moitié de nos jeunes est complètement stabilisée, mais il faut que les parents puissent savoir à qui s’adresser au moindre signe de régression. L’autre moitié est en voie de stabilisation. Ils sont déjà liés aux équipes des préfectures qui reprendront le relais. De toute façon, nous terminons en avril, ce qui laisse le temps de tout organiser.


Allez-vous continuer à agir auprès des jeunes radicalisés ?


Oui, pour continuer la lutte et combattre efficacement ce fléau, je vais construire une école de désembrigadement, de déradicalisation, afin que le plus de citoyens possible – parents, acteurs associatifs et institutionnels, professionnels, responsables du culte, élus… –, puissent se former et se perfectionner sur le sujet, et soient plus efficaces.


Peu de chercheurs encore ont pu rencontrer les jeunes qui ont tenté de partir. La plupart analyse “le jihadisme” à partir de ceux qui sont déjà sur le terrain. Mais l’embrigadement idéologique de ces jeunes est alors à son comble et leur système cognitif et idéologique a changé. Leur façon de parler, de penser, de voir le monde, est formatée à coup de hadiths (paroles du prophète Mahomet et de ses compagnons, ndlr) et de versets ôtés de leur contexte et utilisés pour justifier le suicide et le meurtre.


D’après mon retour d’expérience, pour bien lutter contre cette chaîne de la mort, il faut déjà en comprendre le processus. Il faut pouvoir observer les petits pas, les différentes étapes, dès le départ. Il faut rendre visibles les fils invisibles des rabatteurs. Ainsi, on s’aperçoit alors que ces derniers adaptent leur idéologie aux aspirations psychologiques de chaque jeune qu’ils rencontrent, notamment sur internet. Contrairement à Al-Qaïda, les recruteurs de Daech proposent différentes raisons de “faire le djihad”. On assiste à une mutation du discours radical et à une individualisation de l’embrigadement et de l’engagement. C’est pour cette raison que cela peut toucher des jeunes aussi différents, et non pas, comme voudrait le faire croire la proposition de loi sur la déchéance de nationalité, uniquement des jeunes d’origine maghrébine, de familles musulmanes, des banlieues… En fait, on ne peut lutter contre cette manipulation de l’islam si l’on ne comprend pas comment elle s’opère.


Dès la fin de votre mission en avril 2016, prévoyez-vous de vous concentrer davantage sur des recherches académiques ?


Oui, je veux reprendre les recherches avec les familles des jeunes radicalisés, car avec ce débat sur la déchéance de nationalité, les élus vont prendre du retard. Ils vont recommencer à relier l’origine ethnique des jeunes à la radicalisation et à reproduire des amalgames entre musulmans pratiquants et radicaux, au lieu d’étudier la façon dont les rabatteurs de Daech, qui ont dix ans d’avance sur nous, vendent du rêve aux jeunes, y compris à ceux qui ne sont pas d’origine maghrébine et de confession musulmane. Je voudrais aussi vérifier l’égalité de traitement dans le processus judiciaire, quelle que soit l’origine ethnique du jeune…


Avez-vous un sentiment d’échec après cette rupture avec le gouvernement ?


Depuis 2008, je possède un cabinet familial d’expertises (Bouzar Expertises) et si j’ai accepté de m’en détacher pendant un an en avril 2015, c’est parce que le ministère de l’Intérieur est venu me chercher, en connaissant mes travaux et mon éthique. Le CPDSI a obtenu un appel d’offres ouvert à tous pendant trois mois, auquel personne d’autre n’a postulé.


De mon côté, j’ai accepté cette collaboration parce qu’un gouvernement acceptait enfin de me laisser construire des outils qui apprenaient aux professionnels à faire la différence entre ce qui relève de la liberté de conscience et de culte des musulmans (garantie par la République et la laïcité) et ce qui révèle un début de radicalisme. Depuis dix ans, j’écris sur ce sujet et je crie que l’amalgame profite aux radicaux. Je suis satisfaite d’avoir pu le faire même si ce fut éphémère, vu le tournant politique qui vient de s’opérer avec ce débat sur la déchéance de nationalité…


En 2014, lors de la création du CPDSI, très peu de personnes en France travaillaient sur le désembrigadement djihadiste. Depuis, pensez-vous que d’autres personnes seraient prêtes à reprendre le flambeau de la lutte contre la radicalisation, auprès de la mission que vous quittez en avril ?


Je fais confiance à tous les professionnels de l’éducation qui croient en l’humain. Chacun va trouver sa propre façon de remobiliser l’humain chez ces jeunes broyés. Il y a deux aspects principaux à comprendre, qui sont à la base de notre méthode de désembrigadement et que nous avons transmis. Premièrement, comme l’embrigadement provoque une désaffiliation de l’individu en le plaçant dans une communauté de substitution et en lui donnant l’illusion d’appartenir dorénavant à une filiation mythique sacrée, il faut arriver à le replacer au sein de sa filiation afin qu’il retrouve une partie de ses repères affectifs, mémoriels, cognitifs.


Ensuite, comme le discours radical fait autorité car les jeunes cherchent une réponse à leurs questions existentielles et sentent une cohérence entre leurs besoins et leur engagement, il faut les amener à se rendre compte du décalage entre le mythe présenté par le discours radical (par exemple régénérer le monde en possédant la Vérité), leur motif personnel (par exemple être enfin utile et améliorer le monde) et la déclinaison réelle de l’idéologie (devenir complice de l’extermination de tous ceux qui ne sont pas comme eux).


Etes-vous soulagée de mettre fin à votre mission, après les critiques sur votre méthode que vous avez essuyées ?


Les précurseurs subissent toujours des incompréhensions parce que les gens ne maîtrisent pas le sujet. Les 600 000 euros de l’appel d’offres (dont nous refusons donc le renouvellement automatique pour l’année prochaine) ont déclenché beaucoup de jalousie. C’était pourtant assez juste pour gérer une équipe de sept salariés et 1 000 familles dans la France entière ainsi que les DOM TOM…


Pour critiquer notre méthode, il faudrait la connaître. Or la sénatrice Goulet de l’opposition qui a lancé les attaques, les journalistes qui se sont repris les uns les autres (qui ne nous ont d’ailleurs pas tellement attaqués sur la méthode) n’ont jamais discuté avec nos familles, ou bien avec nos repentis ou notre équipe pour comprendre notre travail. Ceux qui l’ont fait nous ont au contraire félicités, filmés, encouragés. Croyez-vous que plus de mille familles nous auraient confié la vie de leur enfant si nous n’avions pas été efficaces ?


Propos recueillis par Gaëlle Lebourg


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La vie après Daesh, Dounia Bouzar, Éditions de l’Atelier, octobre 2015, 15 €.

http://www.lesinrocks.com/2016/02/15/actualite/dounia-bouzar-11805470/

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